La question rhétorique adressée à la jeune fille de nouveau équipée se vit accueillie par un sourire confiant. Opinant à mon tour, je sortis un cristal de téléportation qui, à mon appel, me conduisit au portail de Glowden; puis j'activai [Sprint] pour quitter la ville aussi vite que possible avant d'alerter la tranquillité des NPC gardant la Safe Zone. Mon statut récent m'empêchait pour quelques heures encore d'emprunter les mêmes habitudes que les autres joueurs, et de se rendre jusqu'à la place centrale de la ville la plus proche pour me déplacer.
Attendant la joueuse près des remparts frais, je lui adressai un sourire dès que je reconnus ses pas tassant la neige, et nous primes ensemble le chemin jusqu'au Lux Phiala où résidait celui avec qui je devais partager la gloire de cette réussite.

Mais...


S'il avait été question de quelqu'un d'autre, ce détail n'aurait pas même effleuré mon instinct. L'Aincrad était entré dans le dernier jour de septembre - soit 'the Month of the Maple Tree' dans son calendrier propre - depuis près de deux heures, et une partie des bâtisses du sixième comme celles du dix-huitième paliers en avaient fait de même dans leurs Safe Zones respectives. Mais le Lux Phiala n'en était pas moins la demeure du plus grand workaholic besogneux qu'il m'eut été donné de connaître. Il aurait été faux d'affirmer que mon ami-indicateur n'était pas insomniaque, mais plus encore de le réfuter; dans la confusion de trouver sa boutique ouverte à presque n'importe quel moment de la journée, j'avais fini par penser qu'il enchaînait ses heures sans les compter et que sa productivité décollait une fois la nuit tombée. J'enviais le peu de repos dont il semblait avoir besoin: si je n'avais été en pleine croissance quand je m'étais connecté, j'aurais peut-être été capable de pouvoir adopter le même rythme sans faillir. Mais mon propre métabolisme trop attaché au sommeil me forçait des pauses plus régulières - avec un plaisir heureusement non dissimulé.


Dans le décor d'hiver éternel, la plénitude nocturne où se reflétait la clarté bleue de la lune ne rendait l'endroit que plus paisible; pourtant, l'absence des couleurs chaudes de la lumière à l'horizon semblait renforcer le froid cinglant qui pesait sur l'étage.
J'avais eu un mauvais pressentiment, mais mon esprit avait relativisé avant d'en inquiéter inutilement ma partenaire. Comment reprocher au trentenaire de ne pas avoir tenu le coup et de s'être enfin octroyé une nuit décente?


Je ne pouvais renier ma part de responsabilité dans les événements qu'il avait récemment eus à gérer, et qui avaient possiblement joué sur sa fatigue. Nous avions tous deux convenu qu'une fois cette sombre histoire derrière moi, je devais effectuer le chemin inverse pour venir lui annoncer de vive voix les nouvelles. Assez d'intermédiaires et de relations indirectes: les derniers que j'avais eus ne faisaient pas partie de mes meilleurs souvenirs. Ayura m'avait d'abord piégé, et pour la retrouver il y avait eu cette mystérieuse entraide à visages masqués.


La jeune fille était à mes côtés, et depuis, le tourment s'était en grande partie envolé; sa main s'était tendue devant elle pour récolter les flocons alors que sa voix rêveuse avait semblé briller dans le silence. Face à son regard si clair qu'il semblait refléter la neige, je souris doucement et avançais sans elle jusqu'à l'entrée.
Mais une fois la paume posée le bois, je basculai la tête pour ne plus songer à cet ultime pas que j'allais devoir faire en approchant cet inconnu afin de pouvoir définitivement tirer un trait sur ce passé non-désiré. Ma main poussa la porte de la boutique dans un geste mêlant habitude et appréhension.


Et une fois à l'intérieur...

J'avais un jour demandé à Lacaion la signification du 'Lux Phiala' qu'il avait choisi, et la seule réponse que j'étais parvenu à obtenir était un fin sourire énigmatique avec l'assurance de ses origines latines. Tout en manquant de détails - que j'aurais sans doute du monnayer à un indicateur, qui vivait d'informations en tous genres, j'avais toutefois compris qu'il était question de lumière. Et jusqu'ici, elle n'avait jamais fait défaut à la petite chaume chaleureuse qui abritait pourtant des items dignes de l'extravagance d'un laboratoire scientifique comme dans les séries. Par le cadre du chalet perdu dans les montagnes hivernales où nous attendaient, au bout du périple, une boisson chaude et un sourire faussement commercial, même le plus malhonnête de ses potentiels clients s'y serait senti bien.
Dans mon cas, c'était paradoxalement ce qui avait rassuré mes pensées dans la torpeur chaque fois que je devais arpenter tout un étage dans la journée, pour y récolter des ingrédients d'alchimie exclusifs ou en affronter le gardien - seul.

Je n'arrivais pas à m'avouer que je redoutais de reprendre une routine naturelle, maintenant que j'étais parvenu à cerner mes pensées avec la précision de la rapière que je chérissais. Comment me comporter avec Ayura? Allais-je parvenir à lui créer à nouveau une place dans mes pérégrinations alors que rien ne l'obligeait à effectuer ces tâches avec moi? La chaumière du dix-huitième étage, en son absence, m'avait parue fade et peu accueillante malgré la bienveillance des NPC qui l'habitaient.

Mais malgré tout ça, Lacaion avait été là pour me rappeler quelque chose d'essentiel - ou, peut-être... Me l'apprendre.


Sans lui, il ne faisait aucun doute que les pistes trop maigres auraient disparu avant que je parvienne à les remonter.

Mon regard balaya silencieusement la pièce principale de la boutique, puis le contenu des vitrines pour renier la sensation de gel remontant le long de mon échine, alors que je constatais la même impression de froideur que lorsque la jeune fille n'était plus dans le logement qui ne pouvait pas m'accueillir dans les vingt-quatre prochaines heures.
Une vitrine manquait près de l'entrée. J'en étais certain.
Je pris une inspiration pour calmer les pulsations quand elles commencèrent à taper contre mes tempes, et j'invoquai mon interface pour activer [Traque]. Dès que je tapai le nom de mon ami sur le clavier qui apparut, je baissai les yeux vers le sol.

Les traces de pas menèrent de l'autre côté de la porte, à un mètre derrière moi.
Les autres, dans son atelier d'alchimie.

Je serrai les dents en me précipitant de l'autre côté du comptoir et, une main sur la poignée, je refoulais mon empressement une dernière fois.

Tu t'es endormi... Pardon, je sais qu'il est tard mais tout va bien. 'La princesse est saine et sauve'. Alors tu peux aller te coucher.

C'était le scénario idéal, celui que je m'étais imaginé prononcer dans un sourire en constatant les fenêtres sombres au loin.


La porte grinça doucement tandis que je concentrai mon regard vers le centre de la pièce.
Dans la pénombre, un cristal en forme de losange brillait faiblement à la lumière de la lune et j'approchais prudemment de la table d'expérimentations. Ce ne fut qu'une fois à sa hauteur, le visage vers le bas, que je constatai qu'il y avait autre chose près de lui.
Une photo imprimée.


Son expression semi-consciente s'affina lorsque [Vision Nocturne] s'enclenchait dans un réflexe que j'aurais préféré ne pas avoir, et un puissant acouphène obstrua mes pensées quand je compris. Même si on ne pouvait ressentir la douleur...
Il souffrait.
L'un de ses bras et l'une de ses jambes sortaient du champ comme s'il y avait un message à faire passer dans ce détail trop grossier pour être stochastique.
Je tournai les yeux pour retrouver les pas quittant le Lux Phiala avant de revenir à l'image difficilement supportable.
Quand les bruits de pas de ma coéquipière approchèrent, je glissai le cliché dans ma poche pour préserver son regard.

Devant mes yeux émerveillés s'étendait le magnifique paysage hivernal de l'étage 6. Ici, la neige était éternelle, l'atmosphère toujours fraiche même en plein milieu de l'été. Chacun de mes pas crissait et s'enfonçait dans la poudreuse. Cela me rappelait de doux souvenirs que je chérissais. C'était ici que j'avais pu faire ma première bataille de boules de neige. Pour beaucoup, ce devait être un détail absurde mais cette attention m'avait profondément touchée. Un fin sourire aux lèvres, j'observais Kirito marcher devant moi. Je ne pourrais sûrement pas le remercier à hauteur de ce qu'il avait fait, mais j'avais envie de lui renvoyer la pareille un jour, d'être là pour lui à un moment où il en aurait besoin. Pour pouvoir l'aider, j'allais devoir m'entraîner dur. A cette pensée, je posais une main sur la fusée de ma chère rapière et la caressait du pouce.

On a du chemin à faire, toi et moi.

Mes lèvres s'étirèrent davantage au contact de mes doigts sur le cuir. Inspirant profondément l'air froid dans mes poumons, je sentis ma poitrine s'alléger considérablement. J'étais heureuse. Notre quotidien nous tendait les bras et j'espérais secrètement qu'il accepte de rester au moins une journée loin des combats pour la passer ensemble au calme. Nous avions beaucoup de choses à nous dire et des liens à renforcer. J'étais partie sans lui, cela avait dû laisser des traces dans son esprit... Maintenant, je voulais lui prouver que je ne le laisserai plus jamais. Ce n'était pas des mots qu'il faudrait, mes des actes. C'était encore ce qui fonctionnait le mieux. J'inspirais une nouvelle fois l'air pur de la montagne quand une goutte froide puis une seconde tombèrent sur mon visage. J'ouvris alors les yeux et les écarquillai devant le spectacle qui venait de débuter.



Nous étions tout juste arrivés à la hauteur de la boutique de l'alchimiste mais je ne pouvais décrocher mon regard des flocons qui voletaient d'ans l'air.



Un léger sourire aux lèvres, je tendis les mains pour en attraper et ils fondirent si vite que je n'eus pas le temps de les observer. Alors je relevai la tête pour contempler le ciel nocturne parsemé de points blancs tel un damier. J'eus la délicieuse impression d'être retombée en enfance et si nous n'avions jamais quitté notre routine, j'aurais sûrement proposé à mon ami de nous arrêter pour faire un bonhomme de neige ensemble.

Tout ça m'a vraiment manqué.

Chacun des contacts que j'avais avec le monde semblait décuplé alors que je n'en avais été privée que deux semaines. Aurais-je vraiment tenu le coup si cela avait duré plus longtemps? Préférant ne pas y penser, je m'étirais le dos en soupirant de bien-être avant de rejoindre Kirito qui m'attendait à l'intérieur en compagnie de l'alchimiste.



L'entrée était bercée dans la pénombre et dénuée de présence. Fronçant les sourcils, je fis un pas à l'intérieur tout en tendant l'oreille mais aucun bruit ne me parvint. L'ambiance était terriblement pesante, ce qui me donna l'impression désagréable que quelque chose se tramait. Un frisson me parcourut tandis que je cherchais mon ami du regard. Toutes les portes étaient fermées sauf une qui était restée entrouverte. Sans plus attendre je m'en approchais et pénétrais dans la pièce. Une silhouette familière s'y trouvait mais elle était seule dans l'obscurité.

Lacaion se serait absenté?

Un peu perplexe, j'avançais vers mon ami quand quelque chose attira mon attention. Un cristal était posé en évidence sur le comptoir mais il ne semblait pas avoir déjà été écouté. Le coeur battant, je m'en approchais et le considérais quelques secondes. Kirito et Lacaion s'étaient donné rendez-vous ici... Peut-être qu'il lui avait laissé un message pour s'excuser de ne pas pouvoir être présent? Mais dans ce cas, pourquoi ne pas simplement le lui dire par MP? Mon coeur se remit à tambouriner dans ma poitrine. Quel que fut le contenu de cet enregistrement, j'avais la sensation vivace qu'il s'agissait de quelque chose de très important. Prenant mon courage à deux mains, je cliquais dessus pour le lancer et rien que les premiers mots me glaçèrent d'effroi.

- Bonjour, bonsoir!

Des voix fracturèrent le silence de la pièce et leurs timbres dissonants me pétrifièrent instantanément. Je ne les avais jamais entendues auparavant mais elles avaient quelque chose qui m'était devenu familier... Elles... N'avaient rien d'amical. Bien au contraire. En y songeant, mes mâchoires se serrèrent et je déglutis silencieusement, tentant de chasser ce mauvais pressentiment que je sentais s’accroître.

- Si tu es là c'est qu'il est déjà trop tard.

Cette phrase résonna telle une sentence mortelle. Fixant le vide, l'une de mes main remonta à ma bouche pour la couvrir.

- Ce cher alchimiste a décidé de s'absenter quelque temps.


- Ahah il en avait assez de la neige! Brr brr~

Leurs ricanement terrifiants enveloppèrent mon coeur qui se glaça d'effroi tandis que je prenais conscience de l'ampleur de la situation. Certes ils ne l'avaient pas tué, mais les choses n'en étaient pas moins graves. Ce n'était pas un meurtre, c'était un rapt. A cette pensée, un frisson me parcourut. Plus personne ne devait être enfermé! Plus personne de devait subir d'intimidations, d'agressions de la part d'autres joueurs! Cela devait cesser!

Lacaion...

Qu'allaient-ils lui faire? Et pourquoi?! S'ils cherchaient à lui soutirer des informations ou à se venger de lui alors s'en venter dans un message aussi effroyable n'avait aucun sens...

- On a... Quelques différends à régler.


De nouveaux ricanements se firent entendre tandis que je fixais le plancher.

- Hey au fait, t'as vu c'qu'on a laissé!? C'est cadeau!

Fronçant les sourcils, je relevais la tête à la recherche de ce fameux quelque chose dont ils parlaient mais je ne vis rien du tout. Etait-ce un oubli ou...

Je soupirais en fermant les yeux quand un détail me frappa. Cela faisait deux fois déjà qu'ils tutoyaient le destinataire du message... Etait-ce un hasard ou espéraient-ils qu'une personne en particulier le trouve?

... Ne t'en fais pas. Malgré les apparences, on prendra bien soin de lui.


Pendant de longues secondes, plus aucun son ne sortait du cristal, plongeant la pièce dans un silence terriblement pesant. Les yeux écarquillés, les membres tremblants j'avais la terrible impression de suffoquer sous la pression. Comme si la pièce était remplie de fumée toxique ou que de l'eau coulait dans mes poumons.

- Voyons voir comment tu t'en tires pour le retrouver...





Ces derniers mots me provoquèrent un vertige et je détournais lentement les yeux vers Kirito qui semblait entouré d'une aura plus noire que la nuit la plus obscure. Beaucoup de choses m'échappaient dans ce qui était en train de se produire mais aucune question ne dépassa mes lèvres encore trop sous le choc pour prononcer quoi que ce fut.

-Hasta la vista!

Un silence extrêmement pesant s'était installé si bien qu'on aurait pu croire que la mort elle-même avait prit place à nos côtés. Ce message nous avait frappé en plein coeur et depuis j'avais l'impression que le temps s'était arrêté. Une sorte de flottement étrange, un peu comme celui ressenti après la chute mais avant que la vive douleur ne se déclare, ou bien celui, plus effroyable encore, qui suivait l'explosion d'une bombe mais qui précédait les hurlements. Sans un bruit, je relevais les yeux vers Kirito qui ne bougeait pas.


Ce constat que ma voix cassée avait légèrement déformé m'avait permi de remettre un pied dans la réalité et ainsi de reprendre un peu consistance.


Balayant à nouveau la pièce du regard pour vérifier qu'ils n'aivaient rien laissé d'autre, je soufflais par le nez, expirant l'air comme la pression que j'avais ressentie.



A cette nouvelle réponse aussi monocorde que monosyllabique, je fixais mon attention sur lui. Lacaion avait été emmené et ce message était clairement destiné à Kirito. Comment avaient-ils pu prévoir que ce soit lui et pas un autre qui l'écouterait le premier? Et surtout... Pourquoi l'adresser expressément à mon coéquipier? Pour s'être introduit dans une guilde de PK, il avait dû obtenir des informations. L'indic' avait promis de nous aider à disparaître... Était-ce lié?
Un bref regard lancé vers la sortie me fit crisper les mâchoires. Prenant une grande inspiration, je vins me placer devant et écartai les bras tandis que dans le même temps il s'était mis à marcher vers la porte.


Après avoir découvert que mon ami d'enfance était devenu un PK, je m'étais tournée vers lui. Plus tard, nous avions perdu notre foyer et nos repaires. Seul Lacaion était au courant, lui seul nous aidait à lutter contre ce que j'ignorais être une guilde entière. Puis j'avais piégé mon allié le plus cher alors qu'il se démenait pour m'aider. Et je n'étais jamais revenue. Il aurait pu passer à autre chose, tourner la page sur l'histoire que nous avions tissée mais avait préféré lutter comme un diable, prendre des risques inconsidérés pour venir me récupérer. Et après tous ces efforts... Les choses se répétaient avec un autre de ses proches. C'était bien évidemment un piège, et connaissant mon ami, il serait prêt à s'y engouffrer si cela pouvait permettre le sauvetage de l'alchimiste.


Pour montrer toute ma détermination, j'avais relevé la tête vers lui et plongé mon regard dans ses prunelles mais cela ne semblait pas avoir atteint son coeur. J'avais jusque-là pensé que même face à cette annonce il tenait le choc... Il était si fort que je n'avais jamais effleuré ses limites... Mais... Son teint était si livide, ses traits si tirés, son regard plus sombre qu'une nuit d'encre. Cette expression qu'il arborait... Etait-ce de la colère? De la tristesse? Du désespoir? Autre chose? Je n'arrivais pas à la déchiffrer car c'était la première fois qu'il me la dévoilait. Face à ce spectacle, je pris conscience que je n'aurais jamais pensé ressentir ça venant de lui mais... Là... Il m'effrayait.

L'air comprimé dans mes poumons pendant quelques secondes s'échappa par mes lèvres alors que je délivrais la conclusion. En fin de compte, qui était à blâmer? Celui qui avait voulu appliquer ses connaissances récentes en trahissant la confidence, ou bien celui qui avait conservé ce secret au péril de la sécurité des autres? Pour moi la réponse avait toujours été tacite, et pourtant...
Je n'avais jamais cessé d'en vouloir à Melvick. S'il n'avait souhaité confronter le Boss sans moi, j'aurais pu à temps prévenir des différences entre les deux versions. Je l'aurais fait, faisant sauter mon identité de beta-tester si nécessaire. J'y avais réfléchi, je m'étais fait à l'idée pour finalement l'accepter; car c'était ce groupe qui avait fait de moi l'un des leurs. Alors je l'aurais fait.
Pourtant s'il n'avait révélé ce secret avant la tragédie, personne n'aurait rien su. Personne ne m'aurait reproché de l'avoir dupé, de l'avoir volontairement poussé aux avants du danger au nom d'une concurrence que je ne pouvais renier; après tout j'avais quitté la Ville de Départ, seul, pour retrouver les lieux réservant le plus d'XP et les meilleurs loots du premier étage en un temps record.
En délaissant tous les débutants au lieu de mettre mes connaissances à profit.


Personne ne m'aurait détesté... Et à travers moi, les autres beta-testers qui avaient déjà tant à endurer. Tous n'étaient pas des gens égoïstes, profiteurs, et certains avaient un intérêt sincère dans l'entraide - quel qu'en fût le moyen. Alors ils n'étaient pas tous à mépriser, pas tous à blâmer. Juste...
Un seul.

Puis j'avais rejoint la guilde des Lames d'Argent. Malgré tous mes engagements, l'éloquence de son meneur avait apporté à sa demande de m'intégrer les mots qui se posaient sur mes propres aspirations. Rangeant mes appréhensions dans un coin scellé de mon esprit pour aller de l'avant et tout placer dans cette progression communautaire, j'avais fini par faire une trêve avec mes tourments: si nous nous battions entre nous, SAO perdurerait et plus de gens encore mourraient. J'en étais convaincu.

Je n'avais pourtant rien d'un mercenaire; j'oubliais de demander mes gages et donnais à la guilde à perte en me démunissant - ou peut-être en commençant à racheter à leurs yeux un peu d'ego. Je ne prenais part aux meetings que pour les écouter sans vraiment intervenir, refusais de séjourner là où une chambre m'étais réservée, mais mettais mon épée à leur disposition et me portais volontaire pour les explorations plus périlleuses. Voilà le paradoxe friable de cette collaboration: je faisais tout pour ne pas me lier de nouveau avec les membres, pourtant leur regard importait.
J'avais pensé que cette distance me préserverait, et j'y avais trouvé mon compte d'une façon plus ou moins sereine: pourtant j'ai continué de croire que si Shirô Gozen m'avait fait héritier de ses dernières volontés, c'était justement parce que je n'avais jamais souhaité m'impliquer avec la même ardeur que les autres. C'était sans doute plus facile de n'avoir de comptes à rendre qu'à celui qui n'avait qu'un pied sous le blason. Si j'étais parvenu à me convaincre d'être parfaitement extérieur à ce suicide... Mieux connaître ma supérieure m'aurait sans doute permis de lire entre les lignes, comprendre sa détresse - et empêcher l'irréparable.

Seul Thelos Aeterna, que j'avais peu à peu fini par considérer comme mon chef, à condition de ne pas répéter les mêmes erreurs et taire le passé, m'avait maintenu dans les rangs au milieu des nouvelles recrues. J'avais placé ma lame à son service, et à travers elle, mes espérances de voir un jour la fin de ce monde. Il était alors parti sans laisser de traces en me laissant porter ce titre honorifique que, là encore, on ne m'avait transmis que par lègue et pour lequel je ne m'étais pas battu, décrédibilisant la prestance qu'il avait constituée à mes yeux.
Ce schéma que je n'avais d'abord pas compris quand Thelos avait disparu, je l'avais répété auprès de Shukuro qui avait bien plus l'étoffe d'un meneur brillant - qu'il avait indéniablement démontrée pendant la précédente bataille de grande ampleur.

Moi je n'étais pas fait pour guider des gens.
Je n'étais pas fait pour m'épanouir au milieu d'une grande équipe prônant la coopération.
Je l'avais compris car il existait dans ce monde des gens sur qui je souhaitais veiller comme si ma propre survie en dépendait.
Il y avait cette escrimeuse hors pair au sale caractère qui, un jour, s'épanouirait au sommet d'Aincrad.
Il y avait cette manieuse de lance effrayée par la mort, mais qui avait pourtant choisi de se battre au nom de ses propres valeurs.
Il y avait cet alchimiste discret, dont les connaissances et le réseau s'étaient étendus conjointement et dans le plus subtil des silences.
Et enfin... Celle qui avait fait de moi son partenaire courant sans savoir tout ce que j'avais décidé de masquer.







Ayura et Melvick partageaient des similitudes troublantes que je détestais admettre. Tous deux excellant dans un monde auquel ils n'auraient pas du appartenir, ils s'acharnaient à mettre en application les conseils des plus expérimentés, vouaient leur nature-même à l'avancée dans un intérêt commun. Ils le faisaient tous deux avec sérieux, le sourire aux lèvres et la main sur le coeur. Tous deux... S'inquiétaient pour moi aussi, alors qu'ils parvenaient à déceler ce que je m'évertuais à cacher. Quelle que fût la manière, aussi intéressée était-elle, j'avais trouvé de l'importance auprès d'eux.

C'était pourquoi mon cerveau avait fini par céder à la tentation et je m'étais confié en prenant de court cette perspicacité quasi surhumaine de la jeune fille.
Mais ce que tous deux présentaient de plus similaire était ce qui marquait le plus mon admiration et mon effroi: dans tout leur talent déployé... Ils étaient des débutants.


Mon coeur accepta en son centre la flèche que je venais de lui décocher alors que je redressais la tête.

Au fond, ce ressentiment envers mon premier leader que j'avais continué à alimenter m'avait préservé de déverser l'intégralité des conditions de cette mort sur ma seule responsabilité. J'avais alors cru au pardon: qu'avouer tout cela à Ayura me permettrait de confesser mes péchés, et que je pourrais, auprès d'elle, trouver la miséricorde.
Mais après m'être confié, face aux doux regard clair qui me dévisageait, je réalisais que tout ce que j'avais bâti n'était qu'un château de cartes balayé par l'évidence.
Melvick n'était plus coupable de quelque crime dont je l'accablais depuis longtemps. Le seul responsable... Se tenait face à celle qui avait choisi de faire confiance dans l'ignorance.
Et l'autre qui avait fait ce choix était devenu victime d'un enlèvement ciblé, visant à m'atteindre.

Combien de fois allais-je encore laisser faire? Combien de fois allais-je fermer les yeux sur ce danger dans lequel j'impliquais toujours ceux que je voulais protéger? Combien de fois allaient-ils subir à ma place, payer pour mes crimes, souffrir de mes maux?
Et pour quoi? En mon nom?
Alors jusqu'où allais-je encore souiller ce que j'effleurais avec conviction?


Je ne méritais pas qu'on mette sa vie en jeu pour moi et refusais plus encore de l'accepter aveuglement. Tout cela avait... Bien trop duré. J'ai longtemps voulu croire que ce statut privilégié était la raison de toute cette colère engrangée mais j'avais tort: ce n'était pas le beta-tester que provoquaient ces tueurs - mais bien 'l'épéiste noir'. L'entité adulée et détestée dont on vantait les mérites tout autant qu'on craignait la supériorité.
Je n'avais rien orchestré de tout cela volontairement, pourtant je devais l'accepter maintenant que j'avais clamé cet alias. Près d'un an s'était écoulé, et les pièces s'étaient étroitement recollées les unes aux autres pour former une vérité limpide: ce défi qu'on me lançait était strict et personnel. Ma coéquipière n'avait pas à prendre de risques inconsidérés pour assurer ma sécurité.

Voilà pourquoi même si c'était un piège, je ne pouvais pas emmener Ayura. Et quelque part, cet épilogue me convenait; une porte vers le chemin du repenti s'était ouverte, et avec elle un moyen de racheter auprès de la jeune fille les fautes commises auprès de Melvick, tout en préservant cette existence qui m'importait plus que la mienne.
J'avais toujours eu peur de sa justesse et de sa facilité à sonder le secret, alors que ses beaux yeux aussi purs que la droiture qu'elle incarnait ne devaient pas être obscurcis par ma réelle volonté.
Nous ne pouvions désormais plus emprunter la même voie, puisque l'un avait choisi l'ombre et l'autre fait voeu de lumière.
Ou alors je devais accepter de la savoir perpétuellement en danger par ma faute.


Calmé par cette conviction, je destinais un sourire paisible à la jeune fille.



Ma main droite se déposa sur le sommet de ses cheveux dorés. Un dernier contact, le temps d'une seconde, puis un pas m'éloigna de la silhouette.

Mes lèvres restèrent entrouvertes tandis que j'écoutais cette histoire qu'il avait enfouie au plus profond de lui et qui le consumait à petit feu. Kirito faisait partie de ce cercle fermé et très stigmatisé qu'était celui des beta-tester dont j'avais appris l'existence que très tardivement. Ces joueurs qui avaient eu la chance de parcourir les étages de l'Aincrad avant tout le monde étaient une source de savoir considérable. Ils connaissaient l'emplacement des villes, le pattern des monstres, les zones de spawn, celles à éviter, ils savaient quoi faire pour rester en vie et monter de niveau sans prendre de risques inutiles. Mais ces joueurs n'avaient pas cherché à aider les autres. C'était du moins la version officielle et comme je m'en doutais... Rien était tout blanc ou tout noir. Après l'annonce, revendiquer être un beta-tester et connaître le système, c'était se mettre en avant en tant que leader et de fait, avoir la vie d'autres joueurs entre les mains. Et si les choses tournaient mal? Il était évident que le premier blâmé, le premier à être jeté sur le bûché par le peuple en furie serait celui qui aurait prétendu avoir ces connaissances. La beta-test était une démonstration destinée booster la publicité autour du jeu, à la fois par le tease créé par les médias mais aussi par celui créé par l'expérience que les testers allaient partager. C'était une stratégie commerciale particulièrement maligne et apparemment commune dans le monde du jeu. Cependant, cette version n'était qu'une démonstration et non le produit final. Des éléments pouvaient donc différer et ça... Les newbies comme moi l'ignoraient. Oui... Ce garçon, Melvick... Ça aurait pu être moi...


Il ne semblait pas m'avoir entendue, peut-être avais-je à peine murmuré son pseudo. Ce qui lui était arrivé était horrible. Lui qui avait du mal à se lier avait trouvé un groupe qui l'avait intégré, dont une personne qui connaissait son passé et qui en avait fait abstraction pour l'inclure comme membre à part entière de leur équipe. Il s'était épanoui avec eux, souhaitait les aider à progresser, les protéger en leur transmettant un savoir que lui seul possédait et... Rien de tout cela n'était de sa faute. Comment aurait-il pu prévoir que ses amis allaient tenter ce boss sans lui? Comment aurait-il pu prévoir que cette information qu'il avait omise serait celle qui serait fatale au chef de son groupe? Kirito... N'était qu'un enfant. A cette pensée, je serrais les poings aussi fort que les mâchoires. Il était un enfant qui aimait les jeux et qui ne souhaitait pas être seul... Il était une personne qui voulait aider des amis et ces gens s'étaient tous ligués contre lui... Non seulement ils l'avaient exclu et humilié, mais en plus ils avaient fait peser la mort de Melvick sur ses seules épaules. C'était... Terriblement cruel.
A notre rencontre, Kirito était un membre des Lames d'Argent mais contrairement à d'autres, il était constamment seul. L'avait-il vraiment été en continu depuis cet incident?

Oh Kirito... Tu ne devrais pas avoir à porter un tel fardeau...

Rien de tout ça ne dépassa mes lèvres car son regard trahissait une profonde tristesse que de simples mots ne pouvaient pas panser. Pour calmer mon coeur qui semblait vouloir sortir de sa poitrine et mon souffle qui s'était momentanément coupé, je pris une inspiration, tentant de retrouver mon calme.



Cette réponse ne me surprenait pas car mon ami n'était pas du genre à laisser ses camarades en danger. Cependant, tout dans cette mise en scène indiquait que c'était précisément ce que ces hommes voulaient. Qu'avaient-ils en tête exactement? Que comptaient-ils faire une fois que Kirito serait devant eux, épée en main?



Son expression se transforma. Un sourire s'était étiré sur ses lèvres alors que son regard, lui, était brisé. J'écarquillais les yeux pendant que sa main caressait affectueusement ma tête. Ce qu'il venait de dire... Kirito allait me laisser derrière lui. Il allait me laisser et il ne comptait pas revenir. C'était un adieu. En le réalisant, je paniquai mais mon corps ne bougea pas un muscle. Les yeux encore grands ouverts, je le regardai alors me tourner le dos et faire un pas vers la sortie.

S'il part maintenant... Je ne le reverrai jamais. Son nom sera rayé.

       Non... Ne fais... Pas ça...


Ma main saisit son poignet et le serra avec force tandis que mes yeux embués de larmes scrutaient ses cheveux sombres.


Après quelques secondes, il se retourna, murmurant mon pseudo comme pour me dissuader de le retenir. Hors de question. Kirito était la personne la plus altruiste que je connaissais. Il était maladroit avec les gens, avec les mots, il avait du mal à se lier avec les autres malgré son envie évidente de le faire, il était foncièrement bon, droit dans ses valeurs. Il prônait la justice, se battait corps et âme pour libérer les joueurs, pour se libérer de ce poids bien trop lourd qu'on lui faisait porter. Il était un beta-tester mais ce n'était que le fruit du hasard et ça ne le définissait pas. Depuis le début il n'avait de cesse d'aider son monde sans que personne ne le lui rende. On attendait de lui qu'il soit fort, courageux, qu'il aille se battre contre des monstres qui faisaient dix fois sa taille, qu'il risque sa vie pour le bien d'autrui mais personne ne prenait soin de lui en retour. Si bien qu'à la fin, il faisait passer chaque vie avant la sienne. Il avait oublié qu'il était quelqu'un de bien, il avait oublié qu'il pouvait compter sur les autres, qu'il n'était pas seul... Que lui aussi avait le droit d'être aimé et protégé.

Je serai cette personne, je te le promets. Je ne t'abandonnerais jamais, Kirito.

Maintenant plus que jamais, je ressentais le besoin d'être contre lui. Alors j'ouvris les yeux pour assouvir ce caprice et je réalisais qu'en réalité... J'y avais déjà cédé. Sur la pointe des pieds, mes mains verrouillées sur son col le ramenaient fatalement à moi tandis que mes lèvres étreignaient les siennes en faisant preuve de toute la sincérité dont j'étais capable. Je fus alors submergée par la douce chaleur qui émanait de ce contact que j'éprouvais pour la première fois. Cela aurait dû être une évidence mais le manque d'expérience m'avait rendue aveugle. Il était la personne qui me faisait sourire, celle qui rythmait mes journées, celle à qui je pensais avant de dormir ou lorsque nous étions séparés, celle que je souhaitais protéger, que mon coeur avait choisie, tout simplement.

Ainsi contre lui, le temps s'était arrêté, figé. Lorsque je m'en détachais, je plongeais mon regard dans le sien qui semblait à la fois perdu et hésitant. Ma main droite retomba doucement tandis que l'autre glissa sur son bras avant d'enserrer la manche de son manteau comme si j'avais peur qu'il s'évapore tout d'un coup.


Préférant ne pas mettre de mots sur son acte suicidaire, je resserrais ma prise sur son vêtement tout en ravalant mes propres sanglots.



J'appuyais mes mots par un regard soutenu qui se voulait aussi déterminé que sincère pendant que sa voix brisée tentait d'objecter.



Marquant un silence, je sentais mes membres trembler sous la pression. La peur de le voir disparaître et la colère ressentie contre ces gens qui l'avaient tant fait souffrir à tort me faisaient tourner la tête et dans ce tumulte interne de pensées et de sentiments, une question me brûla les lèvres.


Il ne répondit pas avec des mots, mais les larmes qui perlaient déjà au coin de ses yeux se mirent à couler, suivies d'autres qui empruntèrent le même chemin alors qu'il tentait vainement de les contenir en les essuyant une à une. Et quand elles furent trop nombreuses, il laissa sa tête tomber dans ses mains pour les laisser s'exprimer. Devant ce spectacle je sentis mon coeur se serrer et s'alourdir. Alors, en réponse à sa détresse, mes bras l'entourèrent pour caresser son dos d'une main, ses cheveux de l'autre. Et quand ses jambes cessèrent de le porter, j'accompagnais son mouvement jusqu'à me retrouver à genoux sur le sol, le gardant tout contre moi pour le bercer.