A coeurs vaillants rien d'impossible

Fermant les yeux, je soupirai profondément de bienêtre. La brise reproduite avec un réalisme quasi-parfait était plus forte que celle qui avait soufflé la veille sur cette grande et vaste plaine. C'était tout aussi agréable, car ce vent subtil ne masquait pas la chaleur du soleil. Je le sentais chauffer la surface de ma peau sur tous les endroits exposés, et lentement je levai une main pour ressentir ce phénomène sur une plus petite parcelle. Deux jours plus tôt, le jour de l'été, j'étais venu au dix-huitième étage pour acheter des produits locaux que vendaient ici les PNJ fermiers - l'agriculture ici transparaissait par bien des manières. Certains étaient éleveurs, d'autres céréaliers, primeurs ou encore vignerons, même s'ils ne pouvaient produire d'alcool. Mais c'était là de l'agriculture à l'ancienne, peut-être même était-elle plus proche de ce qu'elle avait été au Moyen-âge, source d'inspiration première de Sword Art Online, que celle qui subsistait au vingt-et-unième siècle.

J'étais donc venu pour moi et pour quelqu'un d'autre. J'étais depuis revenu tous les jours: nous étions dans les tous premiers jours estivaux, et ce monde suivait les saisons comme son homologue - bien que la transition était en fait plus accélérée. Dès que celle qui vivait chez moi dormait, je venais ici me reposer à mon tour pour profiter de cette plaine, cette brise et ce soleil de début d'été. Quitte à négliger davantage le temps consacré à la pratique de l'épée; mais si nous étions coincés ici, c'était à nous d'apprendre à s'y fondre, s'y trouver une place et en tirer avantage. Il ne pouvait pas être constitué que de mal comme certains s'évertuaient à le penser: après tout les pixels et les codes ne sont que des données cryptées, objectives et concrètes - sans jugement. Alors dans des jours comme celui-ci, plutôt que d'y survivre j'avais choisi d'y vivre. Tout simplement.

Ouvrant lentement les yeux, je vérifiai l'heure dans le coin de ma vision, et refermai les yeux en cherchant à ne pas ressentir de regret.

- Il est bientôt l'heure d'y retourner...

Je passai beaucoup plus de temps dans mon appartement alors qu'au dehors tout était plus coloré et chaleureux. Il y avait aussi des bons côtés, j'étais moins souvent seul, mais je ne pouvais m'empêcher de ressentir un peu de regret en même temps. Alors que j'avais mené une vie plus austère et rigoureuse en hiver, voilà que je tenais à lambiner une fois les beaux jours revenus? Ca me ressemblait bien, pensais-je en esquissant un sourire ironique. Je me redressai d'un bond et vérifiai autour de moi qu'aucun monstre n'avait spawn près de la zone où je m'étais reposé. Les plus proches étaient visibles, mais trop loin pour que leur algorithme les pousse à venir jusqu'à moi pour m'attaquer. C'était donc comme s'ils ne me voyaient pas, alors que je les voyais très nettement. Continuant de tourner la tête pour trouver puis rejoindre le hameau le plus proche, acheter quelques fruits et de la viande au marché local, puis me téléporter, je manquai un sursaut. Non - ma réaction exacte avait plutôt été de faire un bond en arrière, et je m'étais même surpris à avoir posé une main sur le manche de mon arme, rangée dans son fourreau dorsal. Maintenant mon bras retombai lentement et j'en restai bouche-bée. Ce que j'avais pris pour un monstre plus grand que les autres était en fait... Un joueur. En admettant que sa silhouette était humanoïde, j'avais ensuite pensé à un PNJ délivreur de quête, certainement pas un joueur. Mon cerveau me jouait rarement ce genre de tours mais qu'y pouvais-je? Ce type devait frôler les deux mètres et ses épaules approchaient le double des miennes! Je m'étais déjà senti un peu insignifiant, c'est vrai. Dans l'autre monde parce que j'étais un peu plus petit que les autres garçons, mais dans l'Aincrad aussi. Contre les bosses, rarement les joueurs qui avaient généralement mon âge.

Cet homme, sans vouloir être offensant, semblait ici être une anomalie. S'il n'y avait eu de curseur au-dessus de sa tête, je n'aurais pas compris que nous étions tous les deux dans le camp des survivants. Il était immense mais aussi plus âgé que la moyenne des captifs, ses traits plus marqués. Sa présence ici laissait deviner qu'il n'était plus si débutant que cela et qu'il s'était déjà battu à plusieurs reprises. Comment cela se faisait-il que je ne l'avais encore jamais croisé - ou au moins que je n'en avais pas entendu parler?
Réalisant que depuis quelques secondes je le dévisageai stupidement comme une bête curieuse, je clignai des yeux quelques fois pour reprendre mes esprits, arrêter de le stalker, et refermai la bouche. Il me regardait. De toute manière comment aurait-il pu faire autrement? A moins de me prendre pour une ombre peu de formes vêtues de noir trônaient dans ce champ! Gardant un sourire gêné, je roulai des yeux sans trop savoir quoi dire et me forçai à trouver une excuse. Une main nerveuse s'était glissée dans mes cheveux sans même m'en rendre compte.

- Excuse-moi, c'est juste que... Tu m'as surpris, j'ai mis du temps à réaliser que je n'étais pas seul ici.

Sobre et efficace, analysai-je pensivement pour essayer de m'en persuader. Car s'il inspirait tout sauf un homme lambda comme on en croisait tous les jours, je devais bien paraître à ses yeux plus louche encore - ou idiot.

A coeurs vaillants rien d'impossible

Interdit, je contemplai l'impressionnante silhouette qui me surplombait en hauteur comme en largeur. Une voix chaude et grave se libéra de ses lèvres puis, finalement, un sourire. J'avais d'abord trouvé qu'il dénotait avec cette carrure monstrueuse, mais, sans comprendre réellement pourquoi, il inspirait la confiance. Toute menace d'abord ressentie se dissipait seconde après seconde. Entre me méfier du système et me méfier des joueurs, j'ai choisi la première option; mais contrairement aux captifs, les monstres et les bosses ont quelque chose de prévisible. S'ils semblent plus redoutables, ce n'est qu'une question de temps avant de prendre le coup de main. Analyser le pattern pour en tirer la stratégie adéquate. Le levelling, dans un RPG, est un concept aussi simple que cela que même un enfant pourrait apprendre. Les joueurs, quant à eux, ont des fois des intentions personnelles, dissimulées - voire démentielles. Alors pourquoi ce sourire apparemment franc incitait à baisser sa garde en un échange? Je plissai les yeux, hésitant à me laisser bercer par cette intuition  insondable.

Puis je me remis sur la défensive, dents serrées derrière mes lèvres closes. Il me connaissait, toute ambiguïté était levée. Même, il me cherchait. Je sentis l'espace d'un instant mes doigts s'engourdir et ma main hésiter à dégainer, mais le sourire demeurant m'empêchait du moindre geste. Que pouvais-je redouter face à cet homme? Il arborait un cristal d'un vert rassurant, son équipement n'était pas à la hauteur du mien... Peut-être parce qu'il y avait autre chose. Quelque chose qui précède le système et qui se ressent dans des visages, dans des gestes ou dans des attitudes. La force de l'expérience. Certains parmi nous ont combattu 'pour de vrai' et en tirent quelque chose. A commencer par une peur différente lorsqu'ils lèvent leur arme pour affronter les monstres de Sword Art Online.
Préférant me raviser de tout geste pour écouter ce que cet homme a à dire, bien qu'animé d'un sentiment particulièrement amer d'être aussi transparent face à lui, je laissai mes muscles virtuels se décontracter et adoptai une attitude plus décontractée. Non seulement ce guerrier ne semblait pas être une menace - il aurait eu tous les moyens possibles pour m'avoir par surprise, puis aurait pu jouer la carte de l'intimidation qui, je devais bien l'avouer, aurait pu fonctionner cette fois. Pas seulement par cette imposante carrure, mais parce qu'il dégageait cette puissance que seuls ceux qui ont déjà levé une arme véritable détenaient. Je n'avais pas besoin de poser la question, quelque chose m'intimait que j'étais sur la bonne voie face à ce vétéran.

- Chevalerie...

Je répétai son nom avant d'en comprendre le sens et esquissai un sourire avant de redresser la tête lorsque je le captai.

- Je ne suis ni leader des conquérants ni même chef de guilde, mais...

Je sentis mon esprit pris d'une certaine indécision comme si je n'étais pas à ma place. Tout inspirait une forme de respect, même dans le pseudo qu'il avait choisi. Il était rare que je réfléchisse à mes mots avec ce minimum de parcimonie.

- La porte du front n'est fermée à personne. Bien au contraire; plus nous sommes nombreux plus le danger est diminué. Si ce que tu souhaites est une recommandation ou déterminer si tu es apte à l'intégrer, je vais t'aider.

Je lui rendis son sourire naturellement, sans même m'en rendre compte.

- En commençant par répondre à tes questions. Je t'écoute.