Je levai la tête vers le mousquetaire déchu, peu surpris par l’absence de l’une de ses dents. Il avait l’air miteux, sans chapeau ni botte de qualité : sans chicot gâté, il n’aurait pas été très convaincant. Tout en lui respirait la pauvreté, un excès de bouteille, et même la seconde main. Peut-être qu’il avait trouvé cette chemise de noble combattant dans une poubelle ? Je pris une grande inspiration en me concentrant sur mon odorat, et réussis à ne pas trop plisser le nez en devinant une légère odeur d’urine.

Bah. Au moins, on partage la même façon de parler !

« B’jour m’sieur ! Bien sûr qu’ça m’intéresse, j’ai rien à faire et j’adore filer des coups de main ! »

Je restai assis en tailleur mais, relevant les pieds, fis un geste rotatif succinct pour me positionner juste en face de lui. Derrière moi, le lac resplendissait, reflétant les rayons du soleil sans exploser les mirettes pour autant. Ma petite princesse profitait de la chaleur, couchée sur le dos, les pattes écartées et la langue pendue. C’était pour elle que j’avais décidé de faire une petite pause ici, et sans le savoir, j’avais bien fait de céder à ses caprices une nouvelle fois.

Je n’avais jamais entendu parler d’une quête donnée par un clodo à cet étage : la chance me souriait !

« Alors dites-moi, qu’est-ce j’peux faire pour vous ? »

Je le regardai avec un grand sourire, les bras en arrière pour m’empêcher de basculer, attendant sa réponse pour passer à l’action.

Oh non, te rapproche pas…

Je gardai mes narines fermées jusqu’à ce que la fenêtre de quête apparut. Aucun joueur n’était obligé de respirer pour survivre dans ce monde, mais cet acte restait un réflexe. Je n’avais jamais tenté de conduire toute une conversation sans respirer d’ailleurs.

Mieux vaut tard que jamais.

« Vous m’avez bien cerné. »

J’acceptai la quête en tapotant sur l’interface puis, comme mon interlocuteur, je regardai à droite et à gauche d’un air suspicieux. Pourtant, j’analysai plus le paysage par mon ouïe que par ma vue. Si le PNJ pensaient être stalké, cela voulait dire soit qu’il l’était réellement, soit qu’il était taré. Même si je penchais plus sur ma deuxième hypothèse, la première ne méritait pas d’être écartée pour autant. Était-il vraiment assez con pour tomber tout seul par-dessus bord ?

Je m’assurai de l’absence de son louche avant de murmurer à mon tour.

« V’semblez sûr de pouvoir l’retrouver mais, la dernière fois qu’vous l’avez vu, c'tait quand ? »

Elle m'apparaissait quand même bizarre son histoire. Un marin lambda qui tombe ou qu’on jette à l’eau avant de l’abandonner, je trouvais ça surprenant. Le travail est difficile sur un vieux, grand, riche et lourd navire, il vaut mieux garder toutes les mains possibles. Alors pourquoi l'avoir laissé ?

Qu'avait-il fait ?

Pendant qu’il répondait à ma question, je choisis de l’Analyser discrètement, en continuant de le regarder droit dans les yeux, avec un visage aussi grave que le sien. Depuis qu’il s’était approché, je n’avais pas respiré.

Je regardai la direction qu’il me pointa et compris que les rations étaient récupérées ici. Je me levai pour mieux admirer la vue, et connaître les lieux.

Aah ! Quelle veine que ça ait lieu ce soir !

La patience n’était vraiment pas l’une de mes vertus. Cela dit, ma curiosité restait l’un de mes plus grandes qualités. Et grâce à ce nouveau point de vue, une question me vint en tête : où pouvait bien se cacher ce navire en journée ? Cet étage n’était qu’un immense lac plat, il était simple de repérer les bateaux qui s’y promenaient.

Mais la réponse à cette question pouvait attendre un peu.

« Donc si j’comprends ben, l’plan c’est qu’on s’cache par là-bas en attendant la nuit, pis qu’on infiltre une barque jusqu’à atteindre l’navire et pouvoir l’piller ? ‘croyez pas qu’ils vont vite r’connaît’ qu’on fait pas partie d’la bande et donner l’alerte ? Pour sûr qu’le navire s’barre avant qu’on puisse s’défaire des gens, pagayer et l’aborder, nan ? »

A moins qu’il ne nageât très vite même avec deux poids morts sur son dos – en l’occurrence, la Princesse et moi – je doutais que nous pûmes rattraper un navire si riche avec un capitaine si prudent. Comme il avait l’air d’un clochard beau parleur, mais un peu bête, je ne parvenais pas à me dire qu’il avait un meilleur plan que celui que je venais de décrire. Mais on ne sait jamais.

« Z’avez qué’qu’chose derrière la tête pour pas éveiller les soupçons avant d’arriver au bateau ? »

Dans le cas où il n’en avait pas, j’avais quelques tours dans mon sac, et encore assez de temps pour les mettre en place. Au cas où un autre pouvait s’y ajouter, je contemplai la mer en écoutant mon interlocuteur et utilisai Détection. Qui sait, peut-être pouvais-je déclencher un piège pour le bateau, trouver de quoi sauter plutôt que nager, ou encore, récupérer d’autres informations intéressantes qui me donneraient plus d’avantages.

« Oh, v’semblez sûr d’vous. »

Et étrangement, cela ne me convainquait pas vraiment. Même si l’appât du gain pouvait être puissant, si ce PNJ n’avait demandé de l’aide qu’à des vieux poivrots dans son genre, je m’attendais à peu de fiabilité. Les clodo alcoolo n’étaient généralement pas très discrets, ni fute-fute et encore moins résistants à la fatigue.

Néanmoins, je ne me sentais pas plus que ça en danger. J’étais dans un étage assez bas par rapport à mon niveau, et je possédais de quoi me soigner, bien combattre et même fuir comme un lâche en cas de problème.

Je t’aime, cristal de téléportation.

Je revins sur terre lorsque je vis le PNJ s’éloigner de moi, me redressant et levant une main comme pour l’empêcher de s’en aller.

« Euh… Attendez, z’allez faire quoi entr’temps ? »

Il ne fit que se retourner et me sourire, le regard vide, avant de répéter sa dernière phrase. Il allait sûrement rester là devant moi comme un con en attendant l’heure à laquelle la quête pouvait continuer. J’expirai légèrement puis mis un peu de distance entre son odeur répugnante et mes narines sensibles. En même temps, je me programmai une alarme quelques minutes avant l’heure fatidique.

Après un échange de regard complice avec mon familier, je me dirigeai vers la bâtisse qu’il m’avait désignée, bien décidé à partir en reconnaissance. J’y découvris des barques, et me dis qu’elles formaient de belles cachettes. C’était sûrement là qu’il souhaitait que l’on se pose. Je fouillai mais ne trouvai rien. J'utilisai Dissimilation par pure curiosité, sans m'attendre à quoi que ce soit.

Puis je continuai ma marche, longeant l’immense bâtiments aux murs délavés, délabrés et par conséquent, peu jolis. Je tombai au bout d’un moment, sur le côté très actif du lac. Il était plein de navires de pêche en tout genre. J’avais contemplé ce paysage très longtemps tout à l’heure, et je n’en éprouvais plus l’intérêt maintenant. Je fis demi-tour et, lentement, me redirigeai vers le clodo à l’odeur de pisse.

Nouvel objectif : réussir à trouver de quoi passer le temps jusqu’à l’heure fatidique.

OhMonDieu, c’est donc à moi de guider la barque, c’est trop bien !

J’avais pu, à quelques rares occasions, faire du canoë avec ma famille et même avec des gens d’ici. Mais j’avais toujours dû céder aux caprices des uns et des autres, me retrouvant toujours à pagayer à l’avant. Alors que mon partenaire à l’arrière pouvait bien s’amuser à faire tourner la barque, mon rôle était seulement de le guider et d’augmenter la vitesse. Si j’avais osé tenter de diriger avec ma rame, nous nous serions seulement arrêtés. Qu’est-ce que c’était ennuyeux !

Mais là, maintenant, tout de suite, à cet instant : ce clodo aux chicots bouffés par un manque de nettoyage, à l’odeur si forte qu’elle réveillerait les sens d’un anosmique, venait de me permettre de m’éclater avec un canot ! J’allais enfin pouvoir en faire ce que je souhaitais !

Ce n’est plus un vulgaire PNJ désagréable, c’est un grand homme, que dis-je ?- un demi-dieu capable de réaliser les souhaits des personnes les plus démunies et les moins aidées par la société !

Avant de m’installer, je décidai tout de même de jouer la prudence et me concentrai sur les bruits alentours. Qui sait, peut-être que ces deux types étaient finalement des traîtres. Cela dit, je n’entendis que le bruissement des ailes d’insectes… dont quelques-uns finirent en quelques secondes dans l’estomac de mon familier. Puis je n’obtins que des informations banales en Analysant les deux complices.

Je tapotai ma poche pour deviner les formes du cristal de téléportation sur ma hanche puis pris ma décision.

Le dos courbé, je me mis en position à l’arrière de la barque et récupérai les rames que l’on me tendait, un index sur les lèvres. Je répondis par le même geste entendu, comme mon familier – sûrement pour se moquer des PNJ’s – avant de me concentrer sur l’horizon.

Même sans Vision Nocturne, il m’était simple de deviner les fenêtres éclairées de l’énorme navire qui s’y dessinait. Etrangement, je doutais que c’était celui que nous allions piller. Son capitaine semblait trop prudent pour faire une erreur de ce type, non ? Ou peut-être que ses allées et venues ici étaient assez peu fréquentes, et irrégulières pour que quelqu’un ne pût se douter de sa présence. Autre hypothèse : ils étaient nombreux, armés jusqu’aux dents et trop bien organisés pour ne pas s’en battre les steaks.

Je commençai à ramer, tout excité à l’idée de choisir les directions que prendrait la barque. Et de découvrir ce que le clodo me promettait.

J’avais l’impression que le matelot était devenu un autre homme. Ses interventions étaient claires, rares, et prononcées sur un ton très sérieux. Son dos était droit, ses épaules bien en arrière, si bien que j’eus soudainement l’impression d’avoir un grand homme devant moi.

Mais ses vêtements usés, troués et délavés, sans compter son odeur perfide et ses cheveux emmêlés, me ramenaient à la réalité dès que je les détaillais. Pourtant, j’étais le premier à savoir que l’habit ne faisait pas le moine. Et si cette quête permettrait à ce vieux clodo de rayonner comme il insinuait avoir brillé jadis ? Peut-être était-il un grand marin ? Voire même, un grand capitaine ?

Pourquoi pas le capitaine de ce navire vers lequel je dirigeais notre modeste barque ?

Qui sait… Mais sa tronche me fait vraiment penser le contraire…

Le grand bateau lumineux se rapprochait progressivement. Au bout d’un moment, mener l’embarcation un peu n’importe où m’avait lassé et j’avais fini par vouloir terminer cette quête au plus vite. L’odeur forte des fonds marins me faisait parfois plisser le nez, et les ordres du capitaine m’énervaient. Je n’appréciais pas vraiment l’utilisation de l’impératif à mon égard.

Je l’admettais, j’avais momentanément besoin d’un peu d’action.