Cet endroit est paisible.
Le paysage campagnard qui recouvre la majorité du dix-huitième étage est constitué de petits hameaux pittoresques et distants les uns des autres. Si l'on devait s'inventer une raison expliquant cet éloignement, on pourrait s'imaginer des familles de fermiers disputant la distribution des terres fertiles, et fâchés de ne trouver d'accord équitable, les mariages ont cessé car l'une d'entre elles a décidé de s'installer à distance. L'histoire se répéterait un peu plus loin pour la génération suivante, et l'effet domino créerait cette étrange disposition.
C'est ce que je me suis plu à penser pour m'apaiser. Mais d'un point de vue bien plus pratique, c'est exactement ce dont nous avions besoin.
Du moins... C'est le mieux que je puisse apporter à Ayura suite à tous ces événements.

Elle s'est endormie. Après avoir pleuré jusqu'à s'épuiser, son corps s'est abandonné au sommeil. Alors, depuis, je n'ai plus fermé les yeux. Qu'est-ce qui pourrait me garantir que si je m'assoupissais, personne ne viendrait prendre d'assaut cet étage NPC sous prétexte que j'en suis officiellement le locataire? Je continue d'espérer que nous y sommes en sécurité pourtant, que c'est dans ce système-là la dernière chance de ne pouvoir être atteints.
Alors être dans une maison isolée, un hameau près des autres habitations ou une mégalopole... Quelle importance?

La sécurité des Safe Zones est une illusion.
Elles peuvent être bravées par les interdits, et ces remparts soit-disant infranchissables ont en fait des limites pénétrables. Si l'on veut penser à un havre de paix relatif car tout de même au sein d'un château dont nous ne pouvons sortir, j'aimerais ne pas intervenir dans ces croyances. Je souhaiterais aussi mettre en garde, mais la méfiance s'insurgerait dans les esprits et créerait l'effet inverse. Alors tout ce que je peux faire, c'est ne rien dire et observer. Prier pour que tout se passe bien, si seulement j'avais une divinité à laquelle me rattacher.

L'impuissance.

C'est peut-être le sentiment le plus paralysant d'entre tous. Si l'on posait cette question à un panel d'individus, une majorité vous répondrait la peur; mais la minorité demeurant démontrerait alors qu'elle peut également être un carburant puissant qui alimente le réseau sensoriel en un laps de temps très court - c'est ce que l'on appelle l'adrénaline, qui se témoignerait également dans le désespoir ou la rage. Les sentiments respectivement en deuxième et troisième position de ce podium théorique.
Mais que se passe-t-il lorsqu'on se sent impuissant? Les gestes, s'ils demeurent encore, se font hésitants, le cerveau doute, et l'espoir s'abandonne. L'individu reste donc parfaitement amorphe, dans l'attente d'une décision que ni son corps ni son esprit n'est capable de prendre.

J'ai déjà par le passé éprouvé ce sentiment. Une seule fois encore dont le souvenir, probablement gravé à jamais, me semble aussi détaillé qu'un vitrail de cathédral. C'était il y a près de deux mois de cela.
Et quand je repense à ce moment-là... Ce n'est pas de la peur, non. J'aurais fait partie de la minorité aux sens accrus par la peur. Alors quoi exactement?
Je pense que c'est de la terreur.
Oui, je suis terrifié par cet homme.
Quand je revois cette scène, mes membres tremblent et mes décisions au timing habituellement court se font languir.

C'est parce que...

- Ha... Ha...

Ma paume vient entourer mes lèvres pour tenter de contrôler mon souffle. Je ne veux pas réveiller Ayura, qui dort peut-être d'un sommeil plus léger que ne paraît sa respiration langoureuse. Ce calme effrité en une seconde en est la preuve: je n'ai pas laissé cette histoire derrière moi. Elle attendait seulement le moment propice pour ressurgir et me hanter. Mes doigts se crispent autour de mes yeux, et j'expire une dernière fois à leur contact dans mes cheveux jusqu'à ma nuque dans la tentative d'une caresse apaisante.
Je n'ai jamais pu parler à personne.
Je ne le ferai probablement jamais.

C'est pour cette raison que j'ai laissé quelque part une trace de ce qui doit être dit.

J'ai enfin compris cette nuit comment s'était déployée la stratégie de ces types. Si le player s'est trouvé confronté à une douzaine de monstres, c'est parce que les trois de la bande ont délibérément pris l'aggro des zombies pour les emmener jusqu'à bon port, les éloignant fatalement de leur zone de patrouille comme de spawn. Cet ordre leur a été donné par leur chef, qui a tenu, je ne sais pourquoi, à m'approcher en personne.
Peut-être qu'au fond, le sacrifié avait compris ce plan lui aussi. Si je l'ai fait, c'est parce que j'en ai été la victime à mon tour.

Les choses se sont probablement déroulées de la même façon dans la ville principale du quinzième étage. Le but n'étant certes pas d'approcher des monstres mais d'éloigner des NPC - elle n'en demeurait pas moins sensiblement similaire. En fin de compte, j'aurais préféré ne jamais savoir et ne jamais expérimenter; mais si ce n'avait été moi, qui d'autre?
Je ne veux plus que les gens meurent. Et pourtant je suis là, à penser à des meurtriers qui souhaitent le parfait contraire.
Mes dents se serrent et je ferme mon autre main en poing. Furieux, je l'approche d'un geste véloce vers le mur mais l'arrête à moins d'un centimètre pour ne pas faire de bruit. Car le plus rageant dans cette histoire, c'est que j'ai pris le chemin que cet homme m'a tracé. Mais s'il me l'a prédit afin de le confronter une dernière fois, je l'ai fait pour ne plus éprouver cette impuissance.
Je ne veux pas être laissé derrière. Je veux être de ceux qui avancent sans se retourner pour contempler leurs erreurs et plonger éternellement dans leurs remords. Pourtant cette ligne m'a été conduite par celui que je dois, dorénavant, considérer comme mon pire ennemi.

J'ignore tout de cet homme alors qu'il semble en connaître tant sur moi... Lui a su me retrouver, lui a su me reconnaître parmi nos semblables jusqu'à me nommer comme peu le faisaient encore. Il sait peut-être que je suis ici d'ailleurs. C'est là non pas de la colère, mais de la crainte. Parce que j'ignore tout de ce monde qu'il m'a dépeint, au-delà de son existence.
A quel point s'étendent ses réseaux? A quel point sont-ils en contact? Etait-il parmi eux ce soir? Connait-il aussi Ayura? Cet homme me terrifie car il est ici la donnée la plus irrégulière que j'aie pu rencontrer jusqu'alors dans ce monde.
Il ne doit jamais la croiser.
Sous aucun prétexte!
Car s'il la prenait pour cible... Je...

Contre le système je suis capable de jauger ma force. Mais face à lui, j'en suis incapable; tout ce que je dois accepter, c'est au mieux d'être son égal. Ce jour-là, j'ai perdu l'avantage parce que j'étais esseulé. Je ne le suis plus, et pourtant je souhaiterais le rester à jamais. Si cela pouvait l'éloigner d'une autre victime...

Le paysage et la fenêtre sont obstrués par la pluie, mais il ne pleut pas. Déglutissant en appuyant mon front contre la vitre, je songe malgré moi à l'éventualité la plus évidente d'entre toutes: la prochaine fois, il s'en prendra à quelqu'un que je connais. Quelqu'un de cher lui servira d'appât pour m'attirer.

Il y a cependant une seule et unique chose dont je suis sûr à son sujet: si certains Player Killers ont perdu la raison, ou se croient encore dans un jeu, ce type... Je ne sais pas ce qu'il a emporté de là-bas, mais c'est un réel assassin. Ceux qui tuent de sang froid et s'en délectent.
Alors comme il me l'a indiqué, à ce moment-là, il faudra que je sois prêt. C'est pour cela que je suis devenu plus fort après tout. En attendant, je dois apprendre à me battre contre une ombre qui me surplombera de toutes parts chaque fois que je tenterais de m'approcher du soleil.
Peut-être sommes-nous maintenant connectés, d'une façon ou d'une autre; car désormais, je partage ce sentiment: cela ne fait aucun doute.


Qui sait combien de fois? Mais lors de notre ultime rencontre, il sera question de survivre ou de périr.
Alors ce jour-là... Cet homme...
Je devrai le -