28 Mai 2023

Une goutte d'eau, lourde et plus aventurière que les autres, quitta la toile végétale formée par l'arbre pour se soumettre à nouveau aux lois de la gravité. Elle se s'étira, se déforma, chuta enfin. Mais ce n'est pas l'impact du sol qui la brisa en éclats liquide. La chevelure du mercenaire, assis au pied de l'arbre, encaissa un peu plus d'humidité sans que pourtant l'homme ne daigne réagir. Ca ne faisait qu'une goutte de plus, parmi les dizaines, les centaines d'autres. Une anonyme encore, une fourmi supplémentaire qui œuvrait à courber le flamboyant et ternir le robuste. A quel moment le travail de sape avait-il commencé, au juste ? Etait-ce lorsque la pluie avait commencé à tomber sur le premier palier, deux heures plus tôt, ou bien plus tôt ?

Cette question était la seule pensée qui tournait au milieu des pensées vides du jeune homme. Rien d'autre ne semblait l'atteindre, du moins, rien d'autre ne parvenait à éveiller en lui une quelconque lueur de réaction. Ni le froid qui hérissait sa peau de frissons piquants, ni l'eau qui l'alourdissait et le collait, ni la sensation très exacte de chaque seconde qui passait, pareille aux mille précédentes, pareille aux mille suivantes, dans un grisâtre terne et uniforme. Ni même, d'ailleurs, sa claymore noire dont la lame était plantée, nue, dans la terre devant lui.

Depuis quand ? Depuis quand la machine infernale avait-elle commencé à avancer ? Quand s'était mis à tourner le premier rouage ? Aurait-il pu stopper tout ça à temps, si il avait su ? Peut-être. Il devait forcément y avoir quelque chose à faire contre cette machine qui broie tout. Quelque chose à crier pour se sentir moins hors du monde. Thelos sentait distinctement qu'il y avait des solutions à sa portée. Qu'il aurait suffit de tendre un peu la main, de faire un peu d'efforts. Il en avait fait d'autres, des efforts. Plus d'une fois, sa volonté seule avait permis à ses muscles tremblants et trempés de sueur de bouger encore. Plus d'une fois, il avait réessayé ce même petit détail sur une technique qu'il ne maitrisait pas, et qui foirait tout. Pourtant, cet effort là lui semblait au dessus de tout.

Non. Ce n'est pas vrai. C'était lui le problème, pas l'effort. C'était lui. A cet instant, il se sentait en dessous de tout. Et tellement fatigué. Cela faisait des jours qu'il était fatigué. Alors il avait dormit, mais ça n'avait pas passé. Et puisque le sommeil ne faisait rien, il était allé se soustraire au regard de la nuit, se réfugier comme un rat dans sa taverne obscure, à tenter de tromper les heures sombres à force de lumières, de cris trop forts pour être tous sincères et d'alcool, en quantités si démesurée qu'on aurait les aurait imaginées vomies par des fleuves déchainés. Mais ni cet opium ni la compagnie du géant au rire gras à ses côtés n'avaient fait plus que sauver un brin de façade. Alors puisque ça n'avait pas marché non plus, il était parti voler le feu des autres. Dans les bras de quelques filles peu farouches, sans doute pour certaines tout aussi fatiguées, il s'était épuisé, cherchant presque avec colère à susciter le retour de cette énergie perdue. Un massage cardiaque de l'esprit, dont les coups de reins étaient les appuis rageurs. Et désespérés, pour la plupart. Oh, ce n'était pas vain. Pendant quelques temps, une heure ou deux, un semblant d'étincelle revenait luire, faiblement. D'une lumière pas toujours très belle, pas toujours très stable, mais enfin. Tout s'effritait vite, trop vite, et venait ajouter un peu plus à la pile de cendres le goût amer du regret et du dégout de soi.

La même question revint le hanter une fois de plus. Depuis quand ?

Là où d'habitude ses yeux étaient agiles, ils étaient aujourd'hui fixes. Là où ils étaient le reflet d'une volonté implacable, ils étaient aujourd'hui éteints, et débilisés. Brumeux. Depuis quand ?

La bataille contre le Colosse Maya. Il s'y revit, juste avant, haranguer la foule de ce discours de fondation de la guilde. Il s'y revit aussi pendant la bataille. Tant de personnes incompétentes et chaotiques. Était-ce ça, un combat ? Impossible. Les danseurs d'harmonie, quand ils s'affrontaient, n'étaient que cohérence, fluidité et puissance. Ca ne ressemblait en aucun cas à une bande de singes agitant des épées comme ils agiteraient des bout de bois. Le combat contre Moguts n'avait fait que renforcer cette impression. Alors certes, cette fois, on ne pouvait plus taxer tous les participants de nullité. Mais malgré que chacun ait été compétent sur le papier, combien de désorganisations et de fissures s'étaient révélées ? Et pourtant. Ce n'était même pas ça, le problème.
Ils n'auraient pas du gagner. Ni la première fois, ni la fois suivante. Un combat, un vrai, ce n'était pas ces grotesques parodies. Alors pourquoi avaient ils gagné ? Ca n'avait aucun sens. Aucune explication logique. Les images lui revinrent en tête, incessantes. Des centaines de monstres, tous tués d'un seul coup de claymore négligent. Le PK, mort par accident. Par accident. Le sabre de Moguts, gigantesque, qui frappait Thelos de plein fouet pour lui enlever un seul petit point de vie.

La messe fut dite. Tellement vite que le guerrier qu'il était n'avait même pas eu le temps de commencer sa prière sur l'autel du combat. Tellement facilement qu'il avait eu la sensation de ne pas exister, de ne trouver en face personne qui parle le même langage que lui. D'être un étranger.

Le regard du jeune homme ne cilla pas quand une de ses mèches laissa une goutte tomber de la pointe et dévaler son visage pour en épouser les formes. Depuis quand ? Depuis quand avait il commencé à se dissocier de qui il était profondément, pour devenir ce fantome pâle ? Depuis quand avait il commencé à sourire de moins en moins quand il tirait son arme ? Et pourtant, c'était ça, le fond du problème. C'était ce vide là où avant il y avait la vie, c'était ce néant là où avant il y avait du mouvement. Maintenant qu'il était au fond de la fosse abyssale, il voyait, trop nettement sans doute, le chemin qu'il avait parcouru pour en arriver là. La nécrose lente et inéluctable de sa passion. La répétition mécanique de chaque journée, comme une prison intangible et dont les barreaux pourtant semblaient incassables.

Alors il avait cessé de sourire, peu à peu. Puis il avait perdu ses couleurs. Peu à peu. Rien n'avait été violent. Et c'était le plus terrible. Peu à peu, les paroles des autres autour de lui étaient devenus des bruits. Peu à peu, le cycle des saisons et des jours s'était transformé en gênes. Peu à peu, son épée était devenu une barre de métal lourde et quelconque. Il était totalement hors des choses. En dehors des discussions autour de lui, et il détestait qu'on lui demande des avis. En dehors des grands mouvements, dont la finalité lui paraissait mille fois trop opaque et lointain pour qu'il ne bouge ne serait ce qu'un seul muscle. En dehors de lui même. Comme si son être ne lui appartenait plus, sans qu'on le lui ait arraché. Juste parce qu'il l'avait lâché, faute d'avoir assez de forces et d'envies pour simplement exister.

Le sanglier perça les buissons avec violence, fonçant droit sur Thelos. Ce dernier leva à peine un regard vide et fatigué vers la bête, sans esquisser aucun autre mouvement. Sans même en avoir l'impulsion. Il se prit la course de plein fouet, l'animal marchant le piétinant, trébuchant. Les deux corps s'étalèrent dans la terre humide et boueuse, sans autre bruit que leurs membres claquant contre le sol. Puis des cris vinrent, des cris qui balançaient entre l'amusement et la précipitation. Quelques formes surgirent des fourrées alors que Thelos se relevait un peu. Deux ou trois éclats de lumière, et ce fut terminé. Le silence revint.

- Eh ? Ca va ? … Oh eh ?

Il entendit des pas qui approchaient, sur la terre imbibée, dans un bruit de succion humide. Puis il leva les yeux, le visage un peu couvert de boue, et observa le garçon en face de lui, qui avait commencé à lui tendre la main. Mais cette main était restée figée dans l'air quand l'autre s'était rendu compte de qui il avait en face. La surprise marqua ses traits, puis l'embarras, avant qu'il ne balbutie. Qu'il ne parle, des mots, des mots qui ne parvenaient pas aux oreilles du mercenaire. Ni eux, ni la main tendue. Thelos se releva seul, alors que la boue coulait doucement sans accrocher, et retourna s'affaler lourdement au pied de l'arbre, sans considération pour l'eau qui l'imprégnait totalement désormais.

Un silence, encore. Il eut vaguement conscience de quelques regards, gênés, un brin surpris aussi, mais ces lumières s'éteignirent quand les autres partirent. Le mercenaire n'eut même pas conscience de leur départ. Ou si peu. Il avait déjà commencé à les oublier dès qu'il eut cessé de les entendre, comme d'ailleurs il avait déjà commencé à oublier tout ce qui n'était pas ces longues heures clonées et démesurément longues. Sa vie d'avant. Sa vie ici. Sa vie possible, future. Tout était lentement effacé, gommé, rendu infiniment trop lointain pour qu'il se dise encore que ces vies furent ou pourraient être les siennes. Ce jeune homme heureux et plein de vie en train de se battre...était ce bien lui ? Avait-il un jour existé ? Tout ça lui semblait tellement loin maintenant…

Le regard éteint de Thelos parcouru lentement les alentours. Comme si il cherchait quelque chose, sans trop savoir quoi. Mais non. Tout était gris. Définitivement gris. Le jeune homme laissa sa tête partir un peu en arrière et reposer contre le tronc. Et attendit, faute d'avoir l'envie d'exister.