Ma décision est prise, fini de jouer. Assise seule à table, je fixe intensément le bois sombre dont elle est constituée, les sourcils froncés. Cela fait maintenant un mois que nous avons battu Volcanos, un mois que nous avons perdu notre havre de paix. Ce soir-là, en rentrant de cette superbe fête au goût de monde réel, des Players ont pris d'assaut notre appartement pour me retrouver. Nous n'y sommes plus retournés car c'était bien trop dangereux, et nous ne savons rien d'autre sur leurs desseins. Mais il est évident que s'ils en avaient après moi, c'était parce que Rin les avait mandaté. Pourquoi envoyer des hommes de main ? S'il avait voulu me parler, il lui suffisait de m'envoyer un message ou même de se déplacer pour me rendre visite. Car oui, malgré sa décadence, je n'ai pas pu me résoudre à le supprimer de ma liste d'amis. D'ailleurs il trône encore fièrement parmi eux alors que je sais que c'est une erreur. Ce serait comme voir un lapin donner des indications précises sur sa position à un loup affamé. Absurde. Et pourtant j'ai essayé. Mais à chaque fois que mon doigt s'approchait du bouton fatidique, son sourire me revenait en mémoire. A chaque fois que je m'apprêtais à l'abandonner pour de bon, je l'entendais me crier que j'étais sa meilleure amie. Lors de mon départ, quelques temps après l'annonce, je lui ai envoyé un message pour lui expliquer mes raisons. Je ne voulais pas qu'il soit triste, qu'il se sente mal... Je souhaitais qu'il aille de l'avant, qu'il se détache un peu du monde réel pour apprendre à vivre ici. Je voulais qu'il me laisse un peu respirer et je pensais qu'il l'avait compris. J'ai eu tort. Peut-être que mon départ n'a rien changé, peut-être qu'il aurait finit par faire de mauvaises rencontres, par s'embarquer dans des histoires qui le dépassent mais... Le fait est que je l'ai abandonné et que depuis, il est devenu un criminel. D'une certaine façon, c'est comme si j'en étais responsable aussi. Alors... Ai-je vraiment le droit de fuir cette réalité, de le fuir lui si c'est moi qui ai contribué à l'avènement d'un meurtrier? Les choses ne peuvent pas se finir comme ça... Non... C'est peut-être naïf mais j'ai envie de croire, même encore maintenant, à un dénouement heureux.

Mais pour le moment, je dois avant tout penser au présent. Kirito travaille pour le compte de Lacaion et passe le plus clair de son temps dehors à affronter des monstres tous plus forts les uns que les autres, tout seul. Si ça n'avait été lui, j'aurais hurlé à l'inconscience. Tous ces efforts, il les fait pour moi. Il dort peu, il ne prend presque pas de temps pour lui parce qu'il paye seul mon erreur. Il endosse cette responsabilité sans broncher. Il accuse tous les coups sans sourciller. Mais jusqu'où pourra-t-il tenir ainsi? Kirito me retient de ses deux mains pour ne pas que je tombe mais ce qu'il ne voit pas, c'est qu'il est en train de tomber avec moi. Ca ne peut pas durer. Si je ne me reprends pas... Les choses pourraient complètement dégénérer. J'ai déjà foutu une vie en l'air, je dois absolument lui épargner ça... Je dois... Le protéger. A tout prix. Mais... Comment faire?

C'est ainsi que j'ai passé ma matinée à réfléchir. Et j'ai trouvé. Décidée, je me lève d'un bond et me dirige sans hésiter vers la porte. En sortant, j'adresse mes salutations au PNJ tenant la petite ferme dans laquelle nous avons trouvé refuge. Ce dernier me sourit avant de détourner la tête, m'oubliant probablement dans la foulée. Après quelques minutes de marche, j'atteins un téléporteur et c'est ainsi que j'arrive à l'étage 6. Préférant passer inaperçue, j'enfile un manteau chaud et couvre ma tête de la capuche dont il est pourvu. Puis je me mets à marcher dans la neige sans vraiment faire attention à la direction. Nous sommes venus tellement de fois en peu de temps que je serais à présent capable de m'y rendre les yeux fermés.



Devant moi se profile une échoppe dans laquelle je m'empresse d'entrer. Si la porte n'est pas verrouillée, alors Lacaion ne doit pas être loin. Préférant ne pas ôter ma capuche tout de suite dans le cas où nous ne serions pas seuls, je me contente de saluer le tenancier en espérant sincèrement ne pas le déranger en pleine affaire urgente.



Je souris doucement et fais glisser ma capuche derrière moi, dévoilant mes grands yeux clairs et mes cheveux dorés. La tête haute, je fixe son regard sans détourner les yeux. Cet homme ne m'a vue que deux fois avant aujourd'hui, et la seconde a dû lui laisser un drôle de souvenir. Je n'ai pas envie qu'il me voit comme une enfant fragile, comme une petite chose à protéger. Cette fois-là, j'ai craqué mais tout va s'arranger parce que je l'ai décidé. Fronçant les sourcils, je réfléchis quelques instants. Je n'ai jamais fait appel à d'autres joueurs pour ce genre de transaction, je ne suis donc pas vraiment certaine de savoir comment m'y prendre. Ravalant une pointe de honte envers mon statut de newbie, je préfère lui montrer un air particulièrement déterminé.

A mon arrivée, Lacaion semble vraiment surpris de ma présence. Difficile de définir si ce qui le déstabilise est de me voir seule ou de me voir tout court. Je ne demanderais pas, tout comme il a la courtoisie de ne poser aucune question sur ma venue, mes intentions. J'aurais dû lui mentir et j'avoue préférer éviter. Lui dire la vérité est bien entendu parfaitement impensable, non seulement il aurait pu refuser de me vendre sa potion mais en plus il aurait pu m'empêcher d'agir... Et je ne dois surtout pas être arrêtée, pas maintenant que j'ai pris ma décision.

Plus détendue car je me raccroche à cette détermination, je m'adresse à lui avec le sourire, espérant ainsi effacer de sa mémoire la jeune fille perdue qu'il avait pu voir. Il me propose alors de créer une potion au niveau plus élevé et j'accepte avec engouement. La seule contrainte, qui n'en est pas vraiment une puisque j'ai du temps devant moi, est que je dois attendre une vingtaine de minutes pour l'obtenir. Rien de plus facile en somme. Et c'est avec le sourire que je regarde Lacaion s'éloigner. Ayant été très souvent assise ou allongée pendant ces jours passés dans notre refuge, je m'étire en soupirant et décide de faire un peu de vide dans mon inventaire pour m'occuper. N'ayant pas pour objectif de retourner sur le champs de bataille tout de suite, je décide d'enlever une partie de mon stuff et de la déplacer dans notre inventaire commun au profit de quelques items de cuisine. J'ai terminé depuis quelques minutes quand Lacaion réapparaît le sourire aux lèvres et une petite fiole dans les mains.

Cette fois, je lui offre un grand sourire en m'approchant tandis qu'il se lance dans des explications techniques que j'écoute attentivement. Trop attentivement. Réalisant qu'il vient de me donner les indications exactes qu'il me manquait, je me sens aussi gênée que reconnaissante. Cependant, je le remercie chaleureusement pour tous ces détails ainsi que pour le travail qu'il a réalisé. Et quand la question du prix se pose, je me mets à rire.


C'est sur une ambiance légère que nous nous quittons. Il y a quelques temps encore je n'avais jamais entendu parler de lui, maintenant j'ai l'impression qu'il nous materne un peu Kirito et moi. Probablement parce que nous avons des problèmes et que nous avons demandé son aide mais un je-ne-sais-quoi me fais dire que ce n'est pas la seule raison. Peut-être qu'il a des enfants de l'autre côté et que s'en occuper lui manque? Certaines mauvaises langues pourraient penser qu'il est si gentil avec nous de par notre jeune âge mais j'en doute fortement. Le soir de la fête d'après bataille, quand le regard de l'alchimiste se posait sur mon ami, j'y voyais un grand respect et une complicité non dissimulée. En y pensant, je ne peux m'empêcher de sourire faiblement.

En route pour rentrer, je repense aux échanges que l'alchimiste et moi avons eu. Définitivement cet homme est quelqu'un de bien et quand tout cela sera terminé, j'aimerais que nous le remercions comme il se doit pour tous ses efforts... Non... En fait c'est moi qui dois les remercier pour tout. Ils font tellement... Et moi...

Sa réponse ne me plu guère, à croire qu'il se fichait bien de mes problèmes! Agacée, je lui rappelais que nous étions une équipe et que nous DEVIONS nous entraider. "Mais il a même pas de Stats ton maillot!", me cria-t-il presque aussi agacé que moi. Comprenant que son sens de l'esthétique avait fiché le camp, je laissais tomber et retournai devant le stock de la jolie NPC. Les couleurs et les designs ne manquaient pas et de ce fait il m'était impossible d'en choisir un nouveau. Plantée devant, j'attendais l'épiphanie en plus de le faire languir délibérément. Et quand il en eut marre de tourner en rond, il revint vers moi cette fois décidé à en finir. Et donc à m'aider. Comme je le lui avais demandé dès le départ.

Les joues un peu rougies, il n'osait qu'à peine regarder les mannequins, et je crois que m'imaginer avec le mettait encore plus mal à l'aise. J'en aurais ri si seulement il était capable de m'aider quand même. Ne sachant que répondre, il me tendit une pièce. "Pile le bleu, face le rouge.", me lança-t-il en souriant. Je la pris entre mes doigts en réflachissant.

Surpris, Kirito me demanda pourquoi et je lui répondis avec assurance que j'aimais moins le côté avec le chiffre. Les visages étaient quand même bien plus accueillants! "Donc tu as bien une préférence!", me lança-t-il sans que je ne l'écoute, préférant lancer la pièce.

Quand mes yeux se posèrent sur le résultat, je sautai de joie et commandai le maillot dans la foulée, sans oublier de remercier mon ami sans qui je n'aurais jamais réussi à me décider. Il ne semblait pas mesurer l'ampleur de l'aide qu'il m'avait accordée et j'espérais pouvoir l'en remercier avec un repas.


Cet adorable souvenir refait surface tandis que je suis aux fourneaux. Cette fois-là, je l'avais invité au restaurant d'une auberge le soir et nous avions dégusté de délicieux plats à base de fruits de mer. Aujourd'hui, ce que je cuisine n'a rien à voir mais je me souviens avoir pensé à ce moment-là déjà que j'aimerais réussir des plats encore meilleurs que ceux que tout le monde peut acheter. Les goûts dans Sword Art Online sont très bien reproduits, mais ils sont plus fades que dans le monde réel. Un peu comme si nous avions perdu une partie de notre odorat, ce qui altérerait fatalement la bonne réceptions des stimulis alimentaires. Je crois pouvoir dire que je me suis améliorée. Depuis quelques temps, j'arrive à cuisiner des choses mangeables plutôt que gâcher la nourriture. Je ne dis pas que mes plats sont bons pour autant, ou en tout cas pas toujours...

Dans le monde réel, je n'ai jamais touché quoi que ce soit en cuisine. Chez les gens biens, ceux qui mettent la mains à la pâte sont ceux qui sont payés pour. Et c'est d'ailleurs en lisant des livres et en regardant des films que j'ai appris que les personnes normales faisaient des gâteaux ensembles pour s'amuser. J'avoue que j'aurais aimé faire ça avec ma famille... Mais tout n'est pas perdu. Plus tard, j'aimerai avoir une vie comme je l'aurais choisie et... C'est peut-être un peu fleur bleu de penser ça, mais j'aimerais avoir un gentil mari et des enfants avec lesquels je passerai beaucoup de temps. A cette pensée, je souris en tournant doucement la sauce du ragoût en train de mijoter. La viande et les légumes ont été les plus longs à couper. Une fois plongés dans l'eau et épicés, les ingrédients n'ont plus qu'à cuire. Je crois que c'est l'une des recettes les plus faciles de mon livre mais j'aimerais la réussir plus que jamais. J'aimerais qu'il se régale... A cette pensée je détourne les yeux.

Un coup d'oeil à l'heure m'indique que je suis dans les temps. Avant d'éteindre le feu sous le ragoût, je m'approche du lit de mon ami et glisse une lettre sous son oreiller. Puis je sers le repas dans une assiette que je dispose sur la table. Le couvert est mis pour une personne, le thé est servi. Il ne devrait plus tarder. Assise en face comme si Kirito était déjà là, je joue nerveusement avec la pièce que je ne lui ai jamais rendue. Mon coeur bat à tout rompre.

Prenant une inspiration, je lance la pièce de trois cent cols et la pose sur la table ma paume la couvrant encore. Et sans la regarder je quitte la chambre.

Ayura n'est pas là.
Ma voix ne trouve aucun écho et sans avoir besoin de parcourir l'étage de la chaume NPC, je ne décèle aucune présence. Un bref regard à la fenêtre m'indique un soleil en déclin: Ayura devrait être ici. J'ignore depuis quand elle n'est pas sortie, mais l'extérieur l'effraie quand elle est seule. Les missions qu'on me demande ou que je m'impose m'empêchent de passer tout mon temps avec elle, alors je lui ai proposé de m'accompagner. Mais elle a décliné.
Je sais que les choses se font et se refont progressivement. Il va lui falloir du temps pour perdre cette impression qu'où qu'elle aille, elle est suivie. J'essaye d'oeuvrer là-dessus, mais mes absences freinent mes entreprises. Alors si elle a si peur... Pourquoi n'est-elle pas ici, pour l'heure devenu l'endroit le plus sécurisé d'Aincrad? Puis-je en être certain d'ailleurs?



Un couvert est posé sur la table et je me rassure aussitôt. Elle va rentrer, c'est certain. Faisant un pas dans la pièce, j'approche de l'assiette pour examiner d'un regard son contenu: un ragoût épicé fume encore, preuve que sa cuisinière s'est absentée depuis peu. A ma connaissance, elle n'a jamais préparé un tel plat - ou alors en mon absence. Songeant qu'elle a pu s'entraîner pendant mes journées dans les différents paliers, je fais la moue en imaginant le nombre de plats, réussis ou pas, que j'aurais pu goûter.
Mais j'ai choisi comment mener ce nouveau quotidien et je ne peux pas me défiler. Pas maintenant.

Une première question se pose alors que je m'assois à la place dépourvue de couvert, la joue appuyée dans la main. D'habitude, Ayura m'aurait envoyé un message pour m'indiquer qu'elle est partie faire une course, mais j'ignore si l'on peut encore parler d'habitudes désormais. Je ne dois pas non plus la couver jusqu'à l'étouffer par mon besoin de protection; si elle a besoin d'être seule, si elle veut avancer pas à pas en solitaire, je n'ai pas à interférer dans ce processus difficile pour elle. Parce que c'est son choix retour. Peut-être en partie par ressentiment c'est vrai; après tout, par la force des choses je l'ai mise à l'écart.

L'autre question est bien plus pragmatique: ce plat est-il pour elle ou pour moi? Ma colocataire n'aime pas les plats trop relevés à son goût - c'est-à-dire relevés tout court, et l'aspect rougeâtre de la sauce brune laisse entendre que celui-là serait difficile à apprécier pour elle. C'est peut-être une erreur de dosage de sa part, ou bien... Elle s'est rappelée que c'est précisément quelque chose que j'affectionne.
En roulant des yeux une dernière fois vers l'assiette fumante, je l'amène à moi.
J'ai un peu de remord à goûter quelque chose en son absence, mais l'attendre et laisser le plat refroidir la vexera probablement plus encore. Grognant en faisant durer le dernier instant laissé au doute, je prends enfin la cuiller. Coincée entre mon pouce et mon index droits, je joins mes mains avant de la déposer dans l'assiette creuse.



Une pièce de 300 Cols est laissée à côté de ma place.
Tout en mâchant à peine la viande savoureuse, je la récupère pour la faire tourner entre mes doigts. Sans aucun doute un oubli de ma partenaire qui est allée faire quelques emplettes dans le hameau le plus proche, et qui aurait pu pourtant lui être utile. Tout en observant à tour de rôle le recto et le verso de la monnaie, je laisse mon esprit se concentrer sur le plat: et aussitôt, je me redresse, les yeux grands ouverts.
C'est le meilleur plat qu'Ayura a jamais préparé. Même si elle m'a éloigné de quelques-unes de ses tentatives culinaires, je me rappelle de toutes. La première recette consistait à reproduire des gâteaux secs, mais ils ont fini tellement cuits qu'ils ont noirci. Si elle m'a charrié en disant que ce devait être à mon goût avec une telle couleur, j'ai eu bien du mal à sourire sans risquer de m'étouffer avec les miettes carbonisées. Celui-ci en revanche, bien que simple, est plus savoureux que ce que l'on peut trouver auprès des NPC du coin.
Souriant doucement, j'en reprends une autre cuiller avec appétit.

A son retour, je ne manquerai pas de la complimenter.

Repu, une main sur le ventre, je me laisse glisser le long du dossier de la chaise, le regard en direction du plafond. En fin de compte, c'est une bonne chose qu'Ayura soit partie prendre l'air. Si ma journée a été éreintante et que j'aurais aimé bavarder avec elle, quitter ces quatre murs pour profiter d'un décor chaleureux et serein est manifestement ce qui peut le plus jouer, dans son état.
C'est décidé: demain je n'irai pas me battre. Je vais rester avec elle. Si je lui réserve tous les dimanches, elle ne sera sans doute pas contre un week-end complet loin de la solitude de ses semaines. Je l'emmènerai pique-niquer quelque part, ou pourquoi pas pêcher... Elle pourra même se moquer de moi une fois encore, après un tel festin j'accepte même de ne pas répondre aux provocations.
A cette pensée, je redresse la tête et plisse doucement les yeux pour scruter du vide.
Depuis que nous nous sommes réfugiés dans le palier pittoresque, ma colocataire a perdu le sourire. Malgré bien des efforts, malgré toutes mes tentatives, les sourires qu'elle parvient à arborer ne durent pas. Des fois ils s'emplissent de tristesse, d'autres d'inquiétude. Je n'arrive pas à comprendre pourquoi tout autour d'elle s'imprègne d'une atmosphère si pesante. Et surtout, surtout... J'apprends peu à peu à lire derrière ses sourires, parce que l'honnêteté du système m'y assiste. Alors pourquoi éprouver une telle culpabilité? Elle n'a rien fait de mal, mais... Se sentirait-elle responsable des événements récents?
Je n'ai jamais voulu y croire. Parce que la seule et unique faute qu'elle aurait là-dedans, c'est de connaître son bourreau. Les répercussions que cela a pu avoir sur mon propre quotidien ne sont qu'un effet domino; je crois qu'à force d'arpenter les paliers avant les autres, nous avons cessé de passer inaperçus. Il y aura alors toujours des gens désireux de nous barrer la route. Parce qu'ils se complaisent dans ce monde, tout simplement.
Je l'ai malheureusement appris à mes dépends.

Un bâillement incontrôlé s'échappe de mes lèvres. Réalisant que la journée m'a épuisé, et qu'Ayura n'est toujours pas rentrée, je me retourne vers mon lit.



Je n'en crois pas un mot. Mais la vue des draps négligemment bordés m'appelle comme une douce mélodie. Sans chercher à résister, je me lève pour m'y laisser aussitôt retomber. Et savourant le confort d'un matelas tendre après un bon repas dont mon palais garde encore les fantômes, j'ouvre mon interface pour vérifier mes drops de la journée en attendant au moins ma colocataire avant de sombrer pour de bon. Mais lorsque je glisse une main sous ma tête pour réajuster l'oreiller, j'éprouve du bout des doigts le contact du papier.
Relevant les yeux, je découvre une lettre pliée en trois, sans enveloppe. Je me redresse d'un bond.



Pas de réponse, pourtant je demeure dans l'attente, observant scrupuleusement la pièce avec [Traque]. Mais sans déceler la moindre présence, pas même celle de la retardataire, je me laisse prudemment retomber et déplie la lettre. J'ai d'abord redouté une menace car je ne me sens plus tout à fait en sécurité en Safe Zone, mais en fin de compte, bien que je n'ai jamais vu son écriture manuscrite, je n'ai plus à douter de l'identité de la personne qui me l'a laissée.
Les mots empruntés à l'anglais, en toutes lettres, lui ressemblent bien.

Mais alors que mon regard parcourt le message, de plus en plus lentement car je peine à garder les yeux ouverts, une icône se profile près de ma jauge de HP.



Ce constat me donne la volonté de lutter de toutes mes forces afin de gagner quelques précieuses secondes. Paniqué, je profite d'avoir déjà mon interface ouvert pour chercher à toute vitesse une potion anti-sommeil dans notre inventaire commun.
Rien. J'étais pourtant certain d'en avoir laissé.



Cherchant à me lever, je tombe lourdement au sol. Je ne dois pas dormir, pas maintenant! Mes paupières s'affolent, alors que je me rappelle de la lutte acharnée contre les effets d'une potion de vérité auprès de mon ami alchimiste. C'est la même chose - l'altération est différente, mais c'est la même chose!



Mes doigts serrent avec force la lettre tout juste terminée, et les mots dansent dans mon esprit pour tenter de le fatiguer.
Mais je dois résister! Il le faut!
A cette pensée, j'agrippe pitoyablement une planche du parquet pour avancer de quelques centimètres.



Des sanglots se mêlent à ma voix que je reconnais à peine.
Je ne vois plus qu'à moitié.
J'ignore pourquoi j'ai si peur. D'où vient ce mauvais pressentiment que j'étais parvenu à refouler depuis que j'ai ouvert la porte? Est-ce en fait parce qu'elle m'a laissé tomber? C'est... Ce que je fais tous les jours en la laissant seule ici. Je crois que c'est plutôt parce qu'elle m'empêche de jouer mon rôle, celui que j'ai trouvé pour être utile à ses yeux.
'On est une équipe', 'on compte l'un sur l'autre'. Pourtant, je n'ai plus compté sur elle depuis longtemps. Ce retournement de situation est légitime.
Si elle me laisse derrière, il n'y a qu'un coupable à blâmer.
Pourtant... Je ne comprends pas. Cette fois, je n'arrive pas à comprendre.
Comment aurais-je pu agir autrement?

Et tout en répétant les mêmes mots une fois encore, d'une voix déjà plongée dans le sommeil, je ferme les yeux.