A l'aube du combat à venir, je n'ai pas eu d'autre choix que de regarder mes statistiques, mes compétences et mon inventaire, encore et encore, afin de m'y préparer au mieux. Battre le troisième gardien des paliers de l'Aincrad impliquait fatalement de faire un nouveau pas en avant vers notre libération à venir.
Ironiquement plus le temps passe et plus je comprends le fonctionnement de ce monde. Les mécaniques de son système deviennent de plus en plus claires, je reconnais les patterns des monstres et il m'est arrivé quelques fois d'anticiper certains algorithmes parce que j'avais croisé des espèces semblables dans les paliers précédents; bien sûr l'inverse est tout aussi vrai et je me suis aussi fait avoir de la même manière. Quand je vois un autre player avoir recours à un skill peu connu, je cherche instinctivement à comprendre son utilisation et je tombe parfois dans le vrai. Ayant traversé les étages un par un, j'ai probablement appris beaucoup de choses, suffisamment pour devenir indicateur; ayant vu de mes propres yeux la version beta du château flottant, je fais désormais partie des rares à pouvoir témoigner de cette période estivale que d'autres ont découvert cette année pour la première fois. Mais pas seulement. Si je suis capable d'user de mes poings et de mes pieds en combat, nous sommes peu à le faire - parce que nous sommes peu à avoir entendu parler de la quête délivrant la compétence en tout première lieu. Je détiens, dans mon inventaire, des items que, d'après mes propres recherches, personne ne possède. Enfin, ma lame a laissé sur chacun des trois grands bosses jusqu'ici apparus une entaille en accord avec celles de mes frères d'armes.

Peut-être est-ce pour cela que nous sommes cherchés? A cause de mes connaissances? J'en doute, c'est même impossible: qui pourrait le savoir? Je n'ai parlé de tout ceci à personne, et seule Ayura est au courant en ce qui concerne mon inventaire que je ne lui cache plus, puisque nous partageons désormais une partie de son contenu.
Non, c'est après elle qu'ils en ont.
Les événements récents nous ont forcés à dormir à l'auberge dès le lendemain de l'affrontement. Depuis elle n'est plus en état de se battre car toutes ces successions incessantes ont fini de l'épuiser. Et alors qu'hier matin elle dormait encore profondément, j'ai jeté un coup d'oeil à mon interface pour me rassurer: j'avais besoin de savoir si j'étais assez fort pour la protéger.

Et je crois que ce soir, puisque la petite escrimeuse s'est endormie à une vitesse qui ne lui ressemble pas, elle vient de me donner cette opportunité de le découvrir.
Alors que je la regarde une dernière fois dormir, bien plus paisible qu'elle ne l'a été dernièrement, je me lève pour quitter la chambre de notre toute nouvelle maison.

Un dernier regard en arrière me confirme que je n'ai pas été suivi, et après une brève hésitation, je m'éloigne de notre pavillon japonais. J'ai étrangement l'impression de faire quelque chose de mal, quelque chose que je pourrais regretter - peut-être qu'en fin de compte j'ai moi aussi été marqué par toute cette histoire. Je n'aime pas la laisser seule; c'est comme si, une fois disparue de mon champ de vision, les risques qu'il lui arrive quelque chose augmentaient. Quelque chose de terrible. Alors la laisser ainsi au beau milieu de la nuit me pèse malgré tout, et chacun de mes pas me semble plus lourd.
Ou bien est-ce parce que j'ai l'intention de m'entraîner en secret?
Ayura est devenue mon alliée, ma coéquipière. Nos forcent s'additionnent parce que nous savons fonctionner ensemble - et pourtant je m'entraîne seul. J'aurais pu la réveiller et lui proposer de m'accompagner tout comme j'aurais pu rester allongé près d'elle dans cette Safe Zone qui, pour l'heure, semble paisible.
Pourtant je pense que je ne serai jamais assez fort alors que là, maintenant, je dois l'être pour nous deux.

Il faut que j'apprenne à me battre contre n'importe qui.
Contre des Bosses. Des monstres.
Des joueurs. Des duellistes ou des assassins.
Des ennemis.
Et... Des amis aussi.

Je ravale l'appréhension d'être confronté à ce dernier adversaire un jour et, en serrant les dents dans un rictus crispé, j'atteins l'orée du canyon qui engloutit aux trois-quarts les alentours de notre maison. Entourée de falaises nacrées et son toit couvert par la cime d'un immense Sakura, cette maison s'est imposée comme une évidence puisque nous cherchons à dissiper l'attention portée sur nous depuis longtemps.
Et parce que le temps nous a manqué.
Entre l'aspect surréaliste de l'étage et cette sensation sécuritaire d'un espace calme et désert, j'aurais pensé qu'un plus de logements auraient été mis à disposition pour les players, mais il semblerait que leur rareté dans ce paysage privilégié justifie leur prix plus élevé que la moyenne.

Inquiet, je me tourne à nouveau et active en simultané [Vision Nocturne] et [Ecoute] pour me confirmer ma solitude dans un endroit si reculé de l'étage. Ce bruit de friction sur le sol poli a cessé depuis que mes pas se sont immobilisés et le silence instauré s'étend jusqu'à être perturbé par la faune inoffensive des environs. Je crois entendre des pas s'éloigner et mon regard concentré ne distingue qu'une silhouette rocailleuse partant dans l'autre sens.
L'environnement est idéal pour se dédier à ces expérimentations.


J'affiche mon interface pour matérialiser le fourreau de mon épée noire, dont le poids entraîne une pression sur mon omoplate au travers de mon équipement dépourvu de mon manteau. Et dès que j'en saisis la fusée pour l'amener à moi, je serre le cuir avec force en regardant sa lame sombre refléter le ciel nocturne. Parfois je l'incline pour laisser la lumière de la pénombre caresser son fil puis, lentement, je recule le bras tout en avançant un pied.

Le fil violine laisse place à du bleu lorsque je me concentre pour activer Vertical Arc. Mes pieds décollent à peine du sol pour ne pas faire de bruit en frottant le sol de mes semelles et je laisse l'arme, comme inspirée par une conscience propre, tracer un premier trait horizontal suivi d'un second parfaitement opposé.
Le coup suivant, j'inspire et fronce les sourcils. L'aura rouge provoquée par Sharp Nail me force à trancher l'air en diagonal à une vitesse plus fulgurante encore. Le second coup de l'arcane déplace mon bras dans la diagonale inversée, puis il remonte jusqu'à brandir la lame motivée au-dessus de ma tête, qui termine l'enchaînement par une coupe verticale descendante.

Pour la troisième compétence qui me fait prendre une hauteur non négligeable, j'hésite à nouveau à m'éloigner davantage. Ayura doit dormir profondément et je n'ai pas eu à m'inquiéter de sentir une menace dans cet endroit reculé où personne ne nous cherche. Les yeux rivés vers la grotte abritant la maison, j'avance un peu plus profondément dans le canyon sans rengainer. J'ai du attendre d'atteindre une sorte de place dégagée presque ovale avant de m'arrêter et mon premier réflexe a été de confirmer que la caverne est encore dans mon champ de vision. Rassuré, je décide de lui faire face pour me donner l'impression de continuer de veiller sur elle.


Je n'ai pour l'heure vu presque personne avoir recours au Sword Skill Sharp Nail dont l'efficacité repose dans la succession rapide de mouvements variés qui touchent leur cible dans un espace relativement large. C'est plus rare encore de voir des enchaînements dépassant deux à trois coups à l'instar de celui-ci; alors lorsque je place correctement mes membres et mon centre de gravité pour enclencher Nova Ascension, le bras au-dessus de ma tête, c'est un tout autre niveau de comparaison. Je n'ai pas encore eu la chance d'observer cette formidable technique à dix coups d'un point de vue extérieur, puisque je suis le seul à ma connaissance à avoir maîtrisé mon skill d'épée à une main.

- Haa...

Je maîtrise ma voix pour n'alerter personne de ma présence, ni les bêtes des environs et surtout pas Ayura. Un bref regard du coin de l'oeil en direction de la bâtisse traditionnelle me confirme que je ne sens pas sa présence, et lorsque l'épée se teinte d'un splendide halo bleu sombre, je relâche la pression emmagasinée dans ma main droite.
Aussitôt mes pieds se soulèvent alors que je tranche droit devant moi puis répète le geste en diagonal de droite à gauche puis de gauche à droite. Visant le vide - car les damages sur un corps réel de cette terrible attaque seraient indéniables - je donne un coup d'estoc avant de regagner les quelques reliefs clairs sur le sol de nacre de la place pour enchaîner sur deux coupes horizontales qui laissent derrière elles une traînée bleue en effectuant un tour complet à portée de l'épée, le bras tendu. Ma main gauche vient à son tour soutenir la fusée pour repartir de plus belle et tenter d'accompagner la danse folle de Lady of the Night lorsque, depuis les hauteurs, je lâche mes coudes qui lancent à pleine puissance la lame pour un ultime tracé foudroyant.
Les pieds au sol, je suis incapable de bouger et mon regard se déporte naturellement vers mon arme qui perd peu à peu de son intensité marine.

Les joueurs de RPG peuvent sans doute comprendre l'attachement qu'un combattant éprouve pour son arme la plus fidèle: Lady of the Night a été forgée sur mesure par Shade et depuis, elle ne m'a plus jamais quitté. Que ce soit son envergure, ses dimensions, son poids ou ses nuances, j'ai tout de suite aimé cette épée. C'est comme si la forgeronne guerrière avait lu dans mon esprit pour en sortir cette lame. Si elle m'a pris au dépourvu quand il a fallu la nommer moi-même, je n'aurais pas pensé que la première idée fusant de ma tête soit le nom d'une variété de fleurs aperçues dans un jeu online un jour. Ce n'était qu'une tulipe parmi d'autres pourtant, un loot à peine plus rare que ses consoeurs, mais ses pétales noirs dénotaient parmi les teintes pastels de toutes les autres. Je pense qu'outre la couleur, c'est sa singularité qui m'a marqué; en quittant le jeu, j'ai vérifié si de telles fleurs existaient réellement et c'est ainsi que j'ai découvert les lady of the night.
La noirceur similaire de l'épée et cette aura étrange qui émane de sa lame m'ont pourtant sans doute desservi en aidant les autres players à m'octroyer ce surnom peu inspiré, mais c'était une évidence: dès que j'ai posé mes yeux sur elle, je me suis imaginé la manier. Le jour où elle deviendra obsolète et que je devrais m'en débarrasser, je peux déjà affirmer sans mal que j'éprouverai bien du remord.

- Bien, qu'en est-il de toi maintenant?

Je bascule la main droite dans le vide pour en tirer la lame claire que j'ai récupérée au vingt-huitième étage récemment, et sa fusée apparaît dans ma paume que j'enserre en assurant le bref contre-coup de son poids.

A l'instar de Lady of the Night, je fais tourner l'épée entre mes doigts pour me faire un verdict aussi précis que possible sur le ressenti. Sa lame claire fait vaciller les reflets lunaires comme au premier jour, lorsque je l'ai obtenue de si bon matin dans l'une des grottes éloignées de la Safe Zone. Issue d'une légende de l'Aincrad à part entière, je n'ai au final jamais su s'il lui existait une alternative. Je n'ai pas cessé de penser au mythe de Masamune au sabre béni et Muramasa au sabre maudit dans le dénouement de cette histoire qui serait donc, semble-t-il, partiellement éludée.

Je devrais peut-être y retourner pour voir ce que je pourrais en tirer un jour, lorsque les choses se seront calmées. Ses attributs sont plus qu'intéressants, et même un peu au-dessus de l'étage où je l'ai trouvée. Et bien que ses prérogatives sont sans doute même un peu meilleures que celles de Lady of the Night, puisque leurs statistiques sont sensiblement identiques mais celle-ci détient des attributs repoussant le type undead, je n'ai pas eu le coeur à remplacer ma lame sombre. C'est un peu injuste quelque part, car c'est parce qu'avec elle j'ai eu le temps de prendre mes marques et nous nous sommes comme apprivoisés l'un l'autre; une opportunité que je n'ai pas encore pu donner à Divine Light. Outre son poids un peu plus léger que mon épée sombre, la répartition depuis la garde est plutôt confortable, et sans aucun doute je m'y ferais vite.


- Il est temps de te donner ta chance. Avoue que t'as envie de te battre toi aussi.

J'esquisse un sourire pour contempler le halo crème qui passe sur le fil. Malheureusement pour elle, pas de monstre au programme ce soir. A l'instar de Lady of the Night, j'ai bien l'intention de lancer quelques Sword Skills pour la tester un peu plus longtemps. Pour l'heure je ne m'en suis véritablement servi qu'une seule fois, et je sens déjà qu'étant un objet inscrit dans l'histoire du château flottant, elle a du potentiel à revendre. Son statut peut sans doute être ramené au même niveau de rareté que l'Anneal Blade, la toute première épée que j'ai dropped - et encore, si elle n'est pas unique. Ce sont sans doute les seules armes à pouvoir être comparées avec le travail d'un forgeron. Et si je n'ai pas la chance de pouvoir en avoir d'autres comme celle-ci, aller en demander à Shade n'est plus envisageable quelque temps, sans quoi je lui attirerais peut-être des problèmes. Alors si j'en suis là, et que je dois m'endurcir pour tout ce qui pourrait arriver, mon équipement ne pourra pas échapper à un update. Quel que soit le moyen.

Je prends la lumière courant sur la lame comme un signal qu'elle est prête. Répondant à son appel, j'éloigne un peu une jambe et prends une inspiration.

Je n'ai probablement jamais rien expérimenté de tel dans cette version de Sword Art Online. Lorsque j'ai compris que pour activer un Sword Skill, tout ne dépend évidemment pas de données aléatoires. En tout premier lieu, il faut avoir le niveau nécessaire pour activer la compétence, sans quoi toutes les manipulations s'avéreraient vaines. Ensuite, il faut que le corps soit placé correctement afin que le système reconnaisse la posture et s'oriente avec ce qui constitue, en fait, le troisième facteur. La concentration de l'exécutant de l'arcane. De ce fait, même un player high level bien positionné ne pourra rien faire s'il ne pense pas déjà à la trajectoire du premier tracé qu'il souhaite faire adopter à son arme.
Fort heureusement, le mouvement initial est toujours logique et instinctif.

Les jambes écartées, je place le fil de l'épée contre mon épaule derrière la tête. J'ai choisi l'épée à une main, plus efficace pour les coups de taille que pour l'estoc des dagues ou des rapières malgré sa polyvalence plus qu'appréciée. Ainsi la tranche l'emporte normalement sur la percée.


Dès que la lumière azurée commence à se former, mon bras droit se replie brusquement pour revenir vers moi et perce le vide sur plus d'un mètre. Mon corps avance, entraîné par la force d'inertie comme si mon épée détenait la conscience de tout l'engrenage que nous constituons ensemble.

D'un mouvement particulièrement véloce, mon bras gauche traverse l'espace et c'est une grande première pour moi; la percée doublement effectuée semble déchirer l'atmosphère en la baignant dans la lumière.
Tout en songeant à ce que pourrait donner cette technique lors d'un combat réel, je subis la latence en regardant mes mains désormais basses.
Si je peux résumer ce qui vient de se dérouler, je dirais que la main gauche est ici pour accompagner la droite. Ainsi, ma poignée lumineuse gauche effectue un uppercut tandis que mon épée, à droite, se contente d'une simple percée.

C'est probablement, pour l'heure, le seul enchaînement de ce type que je suis capable d'effectuer. Tout en me redressant, je roule des yeux pour observer mes poings serrés qui ont désormais regagné leurs couleurs naturelles. Puis, enfin, je libère l'air emmagasiné. Je ne peux pas lâcher toute cette énergie comme je le fais en combat d'ordinaire car je suis trop près de notre bâtisse, et je ne veux surtout pas réveiller Ayura. En outre, que penserait-elle si elle me voyait m'entraîner en pleine nuit?



Serais-je capable de mieux protéger Ayura avec ça?
C'est avec des questions plein la tête que je décide de regagner notre pavillon. Personne n'a de réponse à m'apporter, et malgré la fatigue, je peine à trouver le sommeil. Une fois allongé près d'elle, les mains croisées derrière la tête, je fixe encore quelques instants le plafond pour essayer d'imaginer d'autres mouvements combinés comme celui-ci avant de fermer les yeux.
Mais derrière mes paupières, je continue de voir ces doubles lumières. A force de les observer tous les jours, j'aurais pensé qu'elles finissent par devenir habituelles et familières.
J'avais tort.