Se concentrer.
Lever la main.
Prendre une inspiration.
Frapper.
Expirer.
Et recommencer avec l'autre main.
Je recule d'un demi-pas en expirant un peu plus lourdement, laissant mes bras engourdis par le choc et par le froid retomber le long de mon corps. Quand je les sens reprendre un peu de vigueur, je porte une manche à mon front pour l'essuyer par-dessous mes mèches brunes. Contre toute attente, et même si on s'approche à grand pas de l'hiver, je ne porte rien par-dessus ma tunique en pseudo-coton. Il faut dire que je répète ces gestes encore et encore depuis quelques minutes - et avant cela, depuis quelques heures. Désireux d'admirer l'avancée de mon labeur, je porte mon attention vers le rocher immense qui me surplombe en hauteur et en largeur et y dépose une main à plat. Pas une fissure ne semble y apparaître. C'est normal, je ne suis ici que depuis ce matin aux aurores, je ne pouvais pas espérer avoir terminé si vite. Lorsque j'ai décroché la victoire de cette quête dans la Beta, c'était bien au bout de quelques jours.

En souvenir de ce temps passé, éreintant mais qui en vaut la peine, je ne laisse pas mon bras retomber tout de suite; ma main en descendant passe par ma joue sur laquelle sont dessinés trois traits quasi horizontaux. Plus exactement, trois moustaches de chat. Les mêmes sont également visibles de l'autre côté de mon visage. Je ne sens qu'un vague crayonnage au bout des doigts quand je les effleure, mais je sais qu'elles sont bien là. Je m'y suis déjà habitué, et j'ai bien fait. Pour les gens soucieux de leur apparence, cette quête doit être particulièrement ingrate; d'autres en jouent. J'ai une connaissance qui en a fait un signe distinctif au contraire - son signe distinctif - et je dois avouer, non sans mal, qu'elle les porte bien. Elle doit bien faire partie des seuls.
Refoulant un vague élan d'amour propre en admettant volontiers que je n'ai pas cette chance, je souris en pensant à leur apparence.

PNJ Combattant • Alors comme ça... Tu tiens à déposer les armes et devenir plus fort par toi-même ? Tu abandonnes cette alliée si puissante pour ne compter que sur tes propres moyens ? Mais en es-tu seulement digne ? D'abord tu apprendras la patience, tu apprendras l'ennui, tu apprendras l'épuisement. Mais tu apprendras aussi ce qu'est la force. Tu ne recevras mon savoir que d'une seule manière... Brise ce rocher en deux avec tes mains.

C'est ce que m'a dit l'homme dans la force de l'âge à mes côtés il y a neuf heures, auteur de ce gribouillage sur mes joues. En énonçant son texte pré-écrit d'une voix grave et impérieuse, il avait désigné la pierre devant laquelle je me trouve maintenant. Son envergure est impressionnante, je me rappelais de sa taille démesurée mais pas à ce point... Un détail arrangé par mon esprit pour m'empêcher d'être pessimiste ou la possibilité que cette quête soit encore plus longue à terminer?
Mais dans tous les cas il ne se détruira pas seul. Chassant mes pensées, dissipant mon sourire, mes sourcils sont désormais froncés et je scrute le rocher comme si j'espérais le briser par la force de l'esprit.

Kirito • On y retourne... HYAAA!

Gauche, droite. Gauche, droite. Un mouvement incessant que je commence à parvenir tout juste maintenant à rendre régulier. J'arrive à frapper au même endroit au moins 3 fois sur 4 et 7 fois sur 10. Bientôt 8 fois sur 10 normalement. Inutile d'essayer avec les poings comme dans un dōjō, ça ne marchera pas.
Pas très loin de moi, le vieil homme est là et il m'observe, mais il va sans doute bientôt rentrer à l'intérieur de sa chaumière pour passer la nuit. Et moi, sous ce ciel crépusculaire, je vais continuer à frapper ce rocher. Encore et encore. Espérant le voir se briser avant mon moral.
Je n'ai pas l'intention de renoncer et j'arrive à relativiser pour cela: je ne pourrais pas y passer plus de temps que la première fois, c'est certain. J'active ma compétence [Vision Nocturne] avant que la nuit ne tombe pour de bon et, en soupirant, je recommence à frapper.

Haletant, les yeux écarquillés, la migraine qui me guettait depuis quelques heures maintenant m'a gagné. Alors que je contemple ma tâche d'un air ahuri, en ayant reculé un pas pour garder l'équilibre, mon souffle lourd soulève ma poitrine à chaque respiration. L'homme qui me supervise est rentré chez lui depuis longtemps, et je ne perçois plus la lumière intérieure depuis des heures.  Une chance qu'il ne soit pas affecté par les bruits extérieurs et parvient à s'endormir, sinon j'aurais été contraint de m'en tenir à son rythme, commencer quand il se réveille et cesser lorsqu'il part se coucher. Je ne regarde l'heure que maintenant alors que j'avais arrêté une fois onze heures passées, car la lumière digitale reflétant les chiffres semblait fatiguer mes yeux plus rapidement. Il faut dire que le contraste est prononcé, je suis dehors dans une nuit épaisse. Le soleil a terminé son déclin depuis plus d'un quart de journée.
Voilà donc dix heures supplémentaires que je suis là à frapper ce rocher qui a finalement eu raison de mes forces morales pour aujourd'hui. Je m'étais pourtant préparé à y passer au moins vingt heures aujourd'hui, et m'entraînant à ne pas me laisser envahir ni par la fatigue ni par l'ennui. Je sais à quoi m'attendre, je m'y suis préparé mentalement. C'est une quête qui forge le corps et l'esprit: en soi une quête d'arts martiaux tout ce qu'il y a de plus traditionnel... Avec toutes ses valeurs poussées à l'extrême. Je soupire profondément une fois encore.

D'une démarche un peu chancelante, je viens jusqu'au rocher comme pour l'examiner comme je le fais à intervalles irréguliers, profitant de [Vision Nocturne] pour m'aider dans mon étude silencieuse. Si de jour je peux le déterminer par la vue, c'est par le toucher que je le vérifie lorsque la lumière nocturne ne suffit plus. Une main fatiguée se pose sur la pierre fraîche malgré mon acharnement, et au bout des doigts, je ne sens aucun creux qui ne serait pas naturel - du moins aucun changement là où j'ai frappé. Je serre les dents et soupire une nouvelle fois, cette fois de déception Malgré moi, mon poing s'abat sur mon adversaire en signe de protestation.

Kirito • C'est quand même frustrant...

Et j'y ajoute deux légers coups de tête machinaux, même si je n'espère pas les voir faire la différence. Poussant un râle de mécontentement, et tapotant nerveusement sur la pierre, je me force à relativiser. Je m'y attendais, et m'acharner ainsi dès le premier jour n'était peut-être pas la meilleure idée. Résolu, bien qu'à contrecoeur, je décide d'aller me coucher et reprendre demain. De toute façon je n'arriverai plus à grand chose dans mon état. Une fois dans la chambre et affalé sur mon lit, il m'a suffi de fermer les yeux pour m'endormir, oubliant même de manger avant de sombrer.

Un fin halo perce les rideaux transparents de la fenêtre de la chambre, et son éclat traverse la vitre jusqu'au chevet du lit. Il me faut pourtant quelques longs instants, sans doute des minutes, avant qu'il n'atteigne les yeux et me force à fermer les paupières plus intensément. Je pousse un faible grognement en me retournant et tout mon corps frissonne par la fraîcheur matinale. Sans prendre le temps de me glisser dans les draps hier, je me suis endormi avec ma tenue de combat sans me couvrir davantage. D'abord vaguement inquiet, la lucidité chasse tout le reste alors que je rassemble l'énergie suffisante pour me retourner, visage face au plafond. Une chance qu'on ne puisse pas tomber malade dans ce monde, car le retard aurait pu s'avérer conséquent dans cette quête déjà longue par essence. Il fait jour. Bien que l'air ambiant soit chargé d'humidité propre à l'hiver, c'est un temps radieux qui illumine la pièce.
Ce qui veut dire que...
Je sursaute et me redresse d'un bond.

Kirito • ! ...Il est déjà tard!

Me voilà debout en ne vérifiant l'heure qu'une courant jusqu'à la sortie de la chaumière. Tant pis pour le petit-déjeuner, le déjeuner n'est plus si loin. Ça m'apprendra à lambiner parce que je n'ai pas mis de réveil. Encore faiblement embués par le sommeil, mes yeux se plient sous la force des rayons du soleil mais j'approche malgré tout jusqu'au rocher au pas de course. Il me faut quelques coups de poings répétés sur la pierre pour finir de me tirer de cet état somnolant bien que le réveil en sursaut y est pour la grande majorité.
C'est la première grâce matinée depuis que je suis enfermé dans l'Aincrad. Mon quotidien de collégien jouant toute la nuit sans se lever le lendemain matin me semble soudain bien lointain... Et à bien y penser, je n'ai songé à lui que rarement ces derniers jours.

Le vétéran est revenu m'admirer en plein effort depuis quelques minutes maintenant, même s'il n'a rien dit. Il n'y a qu'à mon arrivée tonitruante qu'il s'est mis à ricaner mais depuis, plus aucune interaction. Je lui ai pourtant posé une question veine mais il ne m'a pas répondu, probablement parce qu'elle dépassait sa base de données consacrée aux réponses. Les PNJ ont ce même tic physique qui consiste, s'ils n'admettent pas de vive voix ne pas avoir compris la question, à cligner des yeux en affichant un sourire distant.

Gauche-droite, gauche-droite. La routine est revenue bien rapidement. C'est pourtant lorsque je pose les yeux sur la texture granuleuse que je remarque quelque chose - ou crois remarquer quelque chose. Mes paupières s'abaissent un peu alors que que je plisse les yeux en approchant mon visage. On dirait que la pierre s'est un peu effritée sur la surface, formant une fine brèche de quelques centimètres à peine. Peut-être est-ce un constat pour couver cette frustration d'hier, mais je suis pratiquement sûr qu'elle ne s'y trouvait pas. Si c'est un coup de mon cerveau pour me donner du courage... C'est réussi. Sans parvenir à feindre un sourire satisfait, je frappe avec plus d'ardeur. Concentrant tout mon esprit sur ce simple objet inanimé qui, de manière assez paradoxale, est devenu mon pire ennemi pour l'affaire de quelques jours, j'espère que l'ambition et la motivation vont me permettre de frapper plus fort bien que j'en doute fortement. Après tout ce facteur amputé d'objectivité n'est pas pris en compte dans le programme; comment pourrait-il le décoder pour le crypter en chiffres? C'est pourtant plus fort que moi de penser que quelque chose d'humain manquant de rationnel puisse outrepasser les lois mathématiques absolues.

Depuis tout à l'heure, je n'ai pris qu'une pause le temps d'engloutir un pain tout rond. De l'autre côté, cet encas frugal se serait apparenté à un plat instantané  dont la portion est un peu limite pour une personne. Mais je n'ai pas vraiment le temps de manger si je tiens à rattraper mon retard causé par mon réveil plus que tardif. Quatre heures après, je suis toujours occupé à frapper. Cette petite brèche qui commence peu à peu à se creuser - j'en suis un peu plus certain chaque fois que je passe une heure entière à frapper au même endroit - m'a redonné suffisamment d'énergie pour continuer ma tâche sans ressentir trop de lassitude. Aussi je me parle souvent mentalement, pour m'encourager ou pour me sermonner, ou encore pour analyser mes coups. Leur puissance de frappe, leur précision, le résultat qu'ils produiraient sur un monstre, ...
D'ailleurs, est-ce qu'un rocher s'effriterait de la même façon là-bas si on s'évertuait à le cogner ainsi avec une tel acharnement permanent? Je n'ai jamais essayé personnellement, je n'ai pas la moindre idée de ce que ma force pourrait produire. Sans doute un résultat bien décevant comparé à ce corps  pixélisé, bien plus résistant qu'il n'y paraît au premier abord.
Je me destine un sourire sarcastique en regardant mes mains graciles frapper encore et encore avec un tel dévouement. Elles paraissent bien ridicules et faussement fortes mais il ne faut pas se laisser bercer par l'illusion des données numérisées. Pas la moindre trace d'éraflure, de blessure - et encore moins de sang. On ne dirait pas comme ça, mais en réalité ce rocher a plus mal que moi. A quoi ressemble sa  jauge  de vie? Ce serait assez effrayant de voir un nombre  vertigineux, mais pire encore d'y trouver une suite de chiffre  pas si longue que cela: elle signifierait qu'on ne lui ferait vraiment presque rien perdre alors que l'on s'acharne comme des forcenés.

Je finis par prendre une pause et me redresse lentement pour m'essuyer le front. Comme à chaque demi-heure, je pose une main sur la roche pour découvrir le résultat de mon travail - mon oeuvre. C'est un plaisir que je m'accorde pour me prouver quel le temps passe. Je suis là depuis un peu plus d'un jour, et bientôt cela fera vingt-quatre heures que j'ai entamé la résistance de l'objet. Mon regard tangue jusqu'au vieillard le temps de guetter une réaction mais c'est rare. Il n'est pas bavard, ce qui m'oblige aussi à forcer la conversation avec moi-même. Retenant un soupir en hochant la tête, je prends une grande inspiration et recommence. Gauche, droite. Gauche, droite. Je constate mon rythme infatigué de plus en plus régulier, tant que je ne prends pas le temps de me lasser de cette besogne. Je fais vraiment le nécessaire pour garder la motivation de mon côté, mais ces faibles constats sur la roche sont ce que j'ai trouvé de plus efficace pour rester  enthousiaste et efficace.

Note pour la modération:

Mon regard concentré ne diverge que l'espace d'une seconde à intervalles irréguliers, toutes les dix à quinze minutes environ. Je m'évertue à ne pas le dévier trop souvent et me focalise sur la pierre que j'ai sous les yeux. Dans mon champ de vision à 5h, en surbrillance par-dessus la [Vision Nocturne] que j'ai activée il y a longtemps déjà, est affichée l'heure - et c'est ce que consultent mes yeux un peu fatigués. Je ne veux pas reproduire l'erreur de cette nuit: à 22h30 je cesserai toute activité pour aller me coucher. Sans rigueur et discipline, je me lasserai et ne parviendrai jamais à venir à bout de cette roche. Bon, sans acharnement et sans mes poings surtout. J'ai bien rattrapé le retard pris suite à mon réveil difficile de ce matin, mais j'aimerais pouvoir m'accorder un peu plus de lest demain; c'est un peu à prendre comme une résolution. Plus de pauses égal moins de lassitude donc plus d'assiduité. J'ai bien compris que je dois me faire à un rythme et que je ne sais pas encore pour combien de temps j'en aurai. J'ai pour seule notion les moustaches griffonnées sur ma peau. J'ai beau me frotter le visage de temps à autre pour en ôter la poussière, elles ne disparaissent pas d'un iota.

Dans les dix heures à venir je ne reverrai pas le soleil, et je travaille avec ma [Vision Nocturne] récemment débloquée depuis plus de quatre heures maintenant; mais j'ai beau l'utiliser au maximum, profitant de l'arrivée de l'hiver pour troquer la lumière du soleil, elle est à un stade tellement sommaire que mes yeux ressentent la sensation désagréable de fatigue. Comme des picotements. Courage, il me reste moins d'une demie-heure à tenir. Un poing après l'autre s'abat sur le rocher dans un bruit sourd, et ce son implacable me rappelle à chaque fois combien ces coups, à l'unité, sont inefficaces. Combien en faudrait-il, à cette allure? Des milliers? Des dizaines de milliers, ou plus encore? Je soupire pour m'efforcer à ne pas penser à ce nombre vertigineux. Ils ont leur effet et c'est tout ce qui compte. Je ne le vois pas lorsque je vérifie trop souvent mais si je prends en compte mon avancée entre le début et la fin de journée, je suis désormais certain que cette fissure sur la paroi irrégulière n'est pas dans ma tête. Et même qu'elle s'est un peu agrandie.
Il est 22h31 et je me redresse en affichant un sourire satisfait, même si mon dos me brûle depuis des heures déjà. Je profite d'être de nouveau droit pour m'étirer et faire tourner mes épaules dans leur axe, soutenues par mes paumes. Demain pour ne pas m'épuiser inutilement, je tenterai une nouvelle méthode en faisant basculer mon centre de gravité à chaque coup. Ma colonne m'en remerciera certainement.

Si je n'ai pas l'intention de me coucher tout de suite - je dois manger d'abord - je me lèverai dans tous les cas à 7h, alors que le soleil ne sera pas encore levé. En y songeant, il n'y a personne d'autre avec moi pour faire cette quête, pourtant elle est plus qu'alléchante. Un peu cachée on pourrait la penser méconnue, mais je pense que l'indic que je connais de la Beta a partagé l'information pour les intéressés; pourquoi n'est-elle pas là d'ailleurs? Là encore, je suis certain qu'elle m'a devancé. Dans un sourire partagé entre amusement et amertume, je me laisse tomber sur le matelas en ouvrant mon interface pour chercher mon repas du soir.

Le Maître PNJ habitant ici vient de quitter sa chaume pour me rejoindre, je crois qu'il est moins matinal qu'hier. Je suis là depuis un peu plus d'une heure et demie maintenant, et j'ai l'impression qu'il va être possible d'endurer une journée plus longue que la précédente. Même, qu'elle en sera moins désagréable une fois la nuit tombée, lorsque je cesserai de cogner cette pierre sans relâche. Après une trentaine de minutes passées comme la veille, le temps de m'accoutumer à ce rythme et que mon corps en reprenne la routine, j'ai voulu tenter mon idée d'hier soir. Cela fait donc une heure que je déplace mon centre de gravité à chaque frappe, basculant ainsi tout mon corps en avant pour rendre chaque poing plus efficace.  C'en est encore au stade de théorie, mais je ne sens aucune partie de mon corps endolorie depuis que je m'y essaye. Mieux encore, je n'ai pas encore eu besoin de faire de pause, et chacun de mes coups me semble à la fois plus facile à exécuter, comme si je glissai de manière bien plus naturelle dans un axe linéaire, et pourtant avec un impact plus conséquent. Bref, je me fatigue moins et je frappe plus fort. C'est du gagnant-gagnant.

Du moins c'est encore une fois ce dont j'ai l'impression. Alors qu'il faisait presque nuit jusqu'à maintenant, l'arrivée du spectateur, posé à l'écart depuis quelques minutes, me rappelle que j'ai autre chose à vérifier. C'est définitif désormais: il y a bel et bien une fente là, sur le rocher, sous mes yeux, à l'endroit exact que je frappe à chaque coup. Et je compte bien continuer à la travailler jusqu'à ce qu'elle s'effrite, s'agrandisse, et ébranle le rocher tout entier. C'est une prouesse dont je ne serais capable sans doute plus qu'une seule et unique fois dans toute ma vie, et certainement jamais là-bas. Ici la force n'est déterminée que par des paramètres chiffrés, pas besoin d'être pourvu de muscles saillants et de s'entraîner jour après jour à perfectionner sa carrure pour accomplir un tel prodige. Et par cette même logique, ici, une petite fille pourrait en fait se trouver bien plus puissante qu'un vétéran qui a combattu toute sa vie avec ses poings et une artillerie lourde.
Je souris en imaginant ce concept absurde qui m'était déjà venu en tête une fois, puis je l'efface de ma mémoire temporairement pour me reconcentrer; à tous les coups cette image reviendra encore. Sourcils plissés, je me focalise désormais sur cette brèche qui scinde la roche de manière irrégulière, entraînant un changement de texture au fur et à mesure qu'elle s'enfonce vers le centre, du plus clair au plus foncé. C'est encore léger, d'ici quelques jours - mais moins j'espère - son coeur en sera plus sombre encore et le dégradé sera plus net. En l'occurrence, tout est authentique à son modèle d'origine. Certaines retranscriptions sensorielles, telles que le toucher, sont reproduites avec quelques nuances; mais rien à redire sur la vue ou l'ouïe, retranscriptions sensorielles sans aucune doute les plus faciles à reproduire par le code, qui sont plus que criantes de réalisme.
Mais pas de réalité, sans quoi je ne pourrais jamais venir à bout de ce rocher à mains nues. Je souffle pour ravaler cette admiration pour ce système qui, je dois bien l'admettre, est un peu malsaine.

Je plie une jambe vers l'avant et entraîne tout le haut de mon corps dans le mouvement le long de ce même axe. Lors de cette translation, j'imagine appartenir à une ligne et ne plus pouvoir la quitter, comme un wagon fixé sur des rails dont il ne pourrait se défaire à moins de chavirer. Seul le buste à partir de la taille subit une rotation à chaque coup, afin de donner plus de poids à mes poings - et surtout, être sûr de viser le centre de la faille à chaque fois. C'était comme si je voulais viser juste le plus souvent tout en fournissant le moins d'efforts possible. A défaut d'avoir une réelle importance donnée à chaque coup et qu'ils sont toujours aussi inefficaces que ceux que je donnais hier et avant-hier, au moins ils maintiennent mon endurance. Au bout du compte, je vais gagner en énergie et frapper de manière plus régulière, plus longtemps. Je sais que ça va payer. Je le sens.

Voilà presque dix heures que je frappe, encore et encore, sans avoir quitté cette nouvelle méthode à l'essai. J'ai pris une pause de quelques minutes à intervalles irréguliers pour m'aérer l'esprit, dès que j'ai senti la lassitude me gagner. Si je veux garder mon efficacité au maximum, je dois rester concentré. Et le fait que cette tâche soit aussi répétitive fait perdre le fil bien plus vite qu'on ne pourrait le penser. Ranger mes items ou vérifier le bestiaire, boire un peu d'eau, paresser au soleil - surtout pas à la vue du vieux PNJ, je ne voudrais pas être la cible de réprimandes parce que je lésine. Tout moyen de couper un peu pour s'y remettre est bon à prendre. Je ne les fais jamais durer plus de dix minutes sauf la pause du midi qui en dure vingt. Mon hôte ne va d'ailleurs sans doute pas tarder à rentrer souper. Dès son départ, je pense à activer [Vision Nocturne] pour reposer mes yeux.
Je le regarde s'éloigner pour regagner sa chaume, pour faire divaguer un peu mon regard qui se trouble légèrement à force de rester figé sur des couleurs uniformes. En revenant sur la pierre, je frappe d'un coup un peu plus puissant en poussant un grognement retenu derrière mes dents. J'en viendrai à bout, les tests que j'effectue vont finir par porter leurs fruits. Elle a beau être robuste, bien plus épaisse, massive et forte que moi, j'aurai plus de patience qu'elle. Je m'imagine des fois la façon dont je la verrai s'écrouler; si la roche friable va s'affaisser en premier puis tout le bloc central va se diviser en plusieurs, ou bien, plus semblable à des effets spéciaux au cinéma, elle éclaterait en mille morceaux qui enfumeraient le lieu avant de s'évanouir. Je pense ce scénario-là peu probable, même s'il aurait été spectaculaire. SAO ne manque jamais un instant pour rappeler combien ce monde est crédible - c'est notre nouvelle réalité après tout. Mais il reste un environnement virtuel, subissant la même logique que n'importe quel autre jeu vidéo. En outre il est très difficile de dissocier les vertices d'un mesh, ce serait comme vouloir séparer des éléments soudés. Pour ce faire, il faudrait que des millions de polygones soient dessinés dans n'importe quel élément du décor, et les performances chuteraient de manière vertigineuse. L'Aincrad m'a bluffé un nombre incalculable de fois et il tourne bien. Vite et bien. Si c'est pourtant bien cette méthode-là qu'ont adoptée les développeurs et en ayant un résultat pareil, je ne réponds plus de rien. Penser à l'optimisation à faire et le travail qu'elle représente fait un peu vaciller mon âme de développeur amateur.

Secouant la tête pour ne pas trop m'égarer, je fixe le rocher avec détermination, comme si mon simple regard pouvait l'ébranler tout entier. Je suis là depuis plus de deux jours, deux jours à le frapper nuit et jour, deux jours à reléguer tout le reste au second plan. Que je n'ai rien récolté, que je n'ai pas pris d'expérience ou fait d'achats. Que je n'ai vu personne d'autre que ce PNJ et moi. Je me visualise transformer ces pensées en frustration pour vouloir me venger de cette pierre qui me retient ici, et frappe à nouveau. Plus fort. Je prends une inspiration et cogne à nouveau, et une troisième fois. Mon centre de gravité entraîne avec lui tout le reste de mon corps sans que je ne m'en rende plus compte à présent: j'ai appliqué cette technique confortable depuis des heures, elle est devenue un réflexe naturel. C'était donc bien cela qu'il fallait essayer. Ce n'est peut-être pas la meilleure, mais elle est à mes yeux celle qui permet de conserver le plus d'endurance possible.
Je voudrais en finir au plus vite, et pour cela je dois rester rigoureux. Ne pas me disperser signifie aussi être prêt à rester ici nuit et jour pour atteindre la résistance incroyable de cette roche, car j'ai l'intention de retourner me battre lorsque j'en aurai fini de cette quête. C'est là toute la difficulté de trouver un bon équilibre: je n'irais jamais combattre en manquant de sommeil de toute manière, et la fatigue pourrait me faire frapper le rocher à côté de la brèche finement dessinée sur la surface. Je dois donc rester raisonnable et ne pas négliger le repos. Je me mets à bâiller en songeant à lui mais très vite je me ressaisis: en constatant qu'il est maintenant plus de 19h, je me donne encore quelques heures devant moi pour frapper avant d'aller me coucher - et sans dépasser une heure décente, voire même peu tardive.

Je me suis promis de m'adonner à des heures longues de concentration, mais ne pas me coucher trop tard pour garder un peu d'énergie et être efficace le lendemain. Pour éviter de reproduire la même erreur que le premier jour, j'ai donc une nouvelle fois évité de dépasser 23h afin de ne pas me réveiller tardivement. Me lever alors qu'il fait encore nuit ne me dérange pas; peut-être est-ce mon imagination, mais je crois que, comme de l'autre côté, les journées se raccourcissent depuis le mois dernier. Frapper cette roche dans le noir le matin n'est pas vraiment gênant, puisque les yeux sont reposés d'une bonne nuit de sommeil. Mais le soir il est bien plus éprouvant de s'acharner sur cette roche quand on ne la voit plus vraiment, après une longue journée à la contempler sans cesse. La fatigue oculaire a beau n'être qu'un ressenti généré par le cerveau, elle le berce dans une illusion crédible et on en retrouve tous les signes. Je préfère donc me lever aux aurores et cesser à des heures décentes.

Seulement ce matin le froid est aussi de la partie, et je me suis surpris à sortir dans un vent cinglant. J'ai avancé d'un pas décidé jusqu'à ce rocher, mais mes bras ont protégé mes épaules jusqu'à ce que je me mette à cogner. Ce n'est pas pour m'arranger, mais c'est comme ça; comme là-bas, on a soif bien plus vite lorsque l'air est glacial et qu'il se saisit de la gorge. J'ai lu dans un article qu'on ne peut pas tomber malade sur SAO, mais la première expérimentation que j'en ai faite s'est déroulée en été, c'est donc quelque chose que je n'ai pas vraiment pu tester par moi-même. En supposant - et espérant - que c'est vrai, et que je ne vais pas non plus me retrouver incapable de me lever et engourdi par la fièvre. Parce que ma détermination est telle que j'irais cogner ce rocher coûte que coûte je crois. Il faut au contraire que je vois ces prévisions comme un challenge supplémentaire sur le long terme: voilà une occasion toute trouvée de forger mon avatar aux écarts de température, les plus extrêmes possible, pour affronter par la suite n'importe quel ennemi, dans le désert ou dans la neige, en conservant toutes les parties de mon équipement de combat. Ni une de plus, ni une de moins: la première entraînant des gestes altérés et engoncés, la seconde une chute des statistiques. Malgré l'inconfort auquel je ne m'étais pas préparé, je décide donc de raviser mon geste de chercher quelque chose à mettre de plus chaud et conserve ma simple tunique de départ. En arborant un demi-sourire amer, j'abats le premier poing sur la pierre robuste.

Voilà environ trois jours que je suis ici, trois jours que j'ai accepté cette quête, et trois jours que je m'efforce contre cet énorme rocher. Je crois que du haut de mes quatorze ans, j'ai frappé cette roche plus que toutes les autres fois où j'ai frappé autre chose - un mur ou un arbre par exemple, sous l'effet de la colère - réunies. J'ai l'impression d'être dans le quotidien assidu d'un boxeur professionnel qui ne néglige aucun de ses entraînements pour parfaire son art et sa maîtrise, quitte à reléguer absolument tout le reste au second plan. Oui; je fais strictement la même chose. Car tant que je suis ici à cogner la pierre du poing droit puis du poing gauche, dans un rythme alterné, le premier boss nous attend de pied ferme depuis le dixième palier. C'est une technique que j'apprendrai qui trouvera son effet sur le long terme; car tant qu'elle n'aura pas progressé et pris quelques niveaux, je ne la vois pas annihiler un monstre sans que j'aie à dégainer mon épée.

Je me suis arrêté une dizaine de minutes il y a moins d'une heure pour manger quelque chose avant de reprendre. Mais déjà, la sensation de fatigue revient. Comme si mes bras étaient engourdis à force de répéter inlassablement un même geste, tout en s'assurant de garder leur axe, leur angle, pour augmenter les chances de frapper au bon endroit. J'essaye de les compter, par séries de cent avant d'en entamer une nouvelle, et mon record actuel est de 91. Cesser de miser sur la force brute pour anéantir ce rocher et préférer quelque chose de plus subtil, plus efficace, moins éreintant, est définitivement la bonne méthode à adopter pour moi. Celle qui me semble réussir le mieux: déplacer son centre de gravité et conserver une silhouette souple sur ses jambes plutôt que cogner tel un énervé pallie à cette fatigue soi-disant musculaire. Mais irrépressiblement elle revient. Alors que je bâille une fois, je cligne des yeux pour me reconcentrer et foudroie la pierre du regard: j'espère parvenir à tenir jusqu'à l'heure que je m'étais donnée car ce n'est pas le moment de faiblir. Enfin cette entaille est bien réelle et ne m'apparait plus comme un délire pour lutter contre la frustration. Je ne l'imagine plus, elle est bien là.

J'aimerais de temps à autres pouvoir consulter sa jauge de vie, au risque de m'y adonner, du moins si elle en a une. J'avais d'abord pensé pendant la beta que la réussite du joueur était peut-être en fait random, mais je suis sûr du contraire désormais. Tout ce que j'espère, c'est que cette faille n'est pas proportionnelle aux dégâts que j'inflige à la roche. Je ne me souviens pas que cette quête aie été si décourageante quand je l'ai validée cet été... Est-ce que la résistance de la pierre a été augmentée pour la sortie officielle? Je retiens un soupir, serre les dents, et me remets à frapper.
Le bruit des poings s'abattant sur le rocher sans en éprouver aucune douleur a d'abord eu quelque chose d'un peu déconcertant; maintenant je trouve surtout le bruit un peu dérangeant. Lorsque la fatigue me gagne, il se fait plus sourd comme si je me trouvais plus en altitude et malgré moi je me concentre dessus. Probablement parce qu'à part moi et quelques bruits environnants, il n'y a rien pour venir perturber le silence. A mes côtés le sage demeure muet, je ne l'ai presque plus entendu depuis le premier jour. Des fois j'ai tenté de lui faire la conversation mais mes questions sont restées sans réponse, d'autres fois c'est lui qui m'a abordé mais dès que je lui ai répondu, il a à nouveau sombré dans le mutisme. Ce n'est pas seulement une quête qui teste la force d'esprit: elle teste l'esprit-même face à l'ennui de la tâche répétitive alors qu'on est seul, terriblement seul.

Je m'essuie le front par réflexe et regarde autour de moi. L'eau semble plus fraîche car si je me suis levé dans le froid dans l'espoir de gagner en température, la journée n'a en fait gagné que quelques degrés. De la buée se forme devant moi lorsque je souffle plus longtemps, plus lourdement. En fin de compte ce n'est peut-être pas plus mal car si j'ai d'abord eu l'impression d'être endolori, je crois que je commence à m'y habituer. Et l'air de rien, cogner ainsi toute la journée donne au cerveau l'illusion d'avoir chaud à cause de l'effort, même si aucune goutte de sueur ne dépasse des pores de la peau virtuelle. En secouant la tête pour revenir à mon occupation, j'alterne poing gauche et poing droit, observant sur la roche les couleurs du soleil décliner implacablement vers la nuit. Je m'aide de [Vision Nocturne] les heures suivantes, lorsque je constate que mon regard force sur la pierre.

Retenant un bâillement derrière ma main, je la referme ensuite pour abattre le poing sur le rocher. J'ai rêvé de lui cette nuit. De ce rocher. J'ai rêvé que je le cognai de toutes mes forces, encore et encore, et le craquement grave et assourdissant de son ébranlement a provoqué mon réveil. Je crois qu'il m'obsède, pour que j'en vienne à rêver de cette quête; mais cela fait quatre jours maintenant que j'ai cessé toute autre activité pour ne faire que frapper cette pierre. Je ne sais pas si ce rêve était prémonitoire et porteur de bonne nouvelle - à vrai dire je n'y crois pas, et préfère ne pas y croire pour ne pas me donner de fausses joies. Mais entendre son effondrement - enfin - m'a gonflé à bloc. La preuve étant que si j'ai arrêté un peu plus tôt que la veille, je suis dehors, et reparti pour une journée plus tôt en conséquence. Puisqu'il fait encore nuit, je me suis équipé de [Vision Nocturne] et j'attends l'aube pour la désactiver une énième fois. C'en est presque devenu un réflexe machinal, sans arrière-pensée.

Debout et droit sur mes jambes, bien alerte. Je n'arrivai de toute manière plus à dormir, sans doute à cause d'un goût de travail inachevé dans la bouche. Exactement: il faut que je l'achève. Il faut que j'en vienne à bout, qu'il s'effrite, s'ébranle, et que je retrouve mon quotidien. J'ai pris beaucoup d'avance dans mes niveaux en pensant à cette quête, dans l'espoir de la voir de nouveau bien là, officielle, le jour du lancement. J'ai l'avantage d'être un ex-beta testeur, ceux qui connaissent les astuces pour progresser plus vite et quelques secrets que recèle ce monde. Gagner rapidement de l'XP en sachant à qui s'adresser et quoi combattre n'a rien de la triche, mais de l'astuce. J'ai cet avantage-là que d'autres n'ont pas, voilà tout; mais d'ici quelques mois cet écart ne sera plus que dérisoire.
En attendant je suis dans un endroit que d'autres n'ont jamais foulé, faisant une quête que d'autres ne connaissent pas, pour récupérer une compétence inconnue d'une majorité. Je m'attendais d'ailleurs à trouver le Rat ici: cet été, les moustaches qu'on porte sur le visage faisaient partie intégrante de son skin, faisant office de signe distinctif. Je pensai donc la trouver là et ébranler ce rocher à mes côtés. Peut-être l'a-t-elle en fait déjà accomplie. J'esquisse un sourire amer, admiratif malgré moi; elle serait donc parvenue à accomplir cette quête ET être présente en tant qu'indic' sur tous les autres tableaux? Cette fille force le respect. J'aimerais la revoir bientôt et savoir, par curiosité, combien il lui aura fallu d'heures pour en venir à bout. Car je suis certain que si elle n'a pas encore accompli cette quête, ce n'est qu'une question de temps.

Dans un cri de rage, je frappe une fois du poing droit, plus fort que d'habitude. Cette fois je tente une alliance un peu différente et dans l'espoir d'optimiser l'efficacité de mes coups, au risque de me fatiguer plus rapidement, je fais basculer mon centré de gravité et mon corps suit naturellement dans son prolongement. Comme avant; sauf que cette fois, avant que mon poing n'atteigne la pierre, j'ajoute de la force à cet équilibre et le bruit qui en découle est plus sec. J'ignore si je suis plus efficace, mais je crois que c'est ma façon de me prouver que j'ai de l'énergie à revendre. Constatant que c'est en effet un peu plus fatiguant qu'à l'accoutumée, je me promets de compter à nouveau mes coups et frapper plus fort comme je viens de le faire une fois sur dix. J'en compte donc neuf dans une continuité évidente, sans rien changer à mes habitudes, et au moment de cogner une dixième fois, je fais preuve de force peu avant que mes doigts ne rencontrent la pierre. Une méthode plus qu'une autre finira bien par payer, je le sais, et j'ai l'impression d'une tentative à l'autre d'affiner mon propre style. De parfaire ma technique et de gagne en précision tout en redoublant d'efficacité. Le plus difficile est de savoir jauger, que ce soit force et fatigue, motivation et ennui, calme et colère. Je me languis du moment où je quitterai cette chaume pour rejoindre les plaines et affronter des monstres, et je savoure d'avance la simple idée de retrouver le contact du manche de mon épée entre mes mains. C'est aussi étonnant que pénible à dire mais combattre me manque je crois. Il m'arrive souvent, le soir avant de dormir, de dégainer mon épée dans ma chambre et d'enchaîner des coups pour vérifier que cet entraînement n'est pas vain. Que j'arrive à préciser mes coups comme je le fais contre cette pierre mais avec un contact indirect - celui de ma lame, pas de mes poings. Cela fait trois soirs de suite que je m'y essaye, et retrouver ma coéquipière la plus fidèle finit à la fois de me fatiguer et de me booster pour le lendemain. Elle aussi gagnera de ce repos forcé, j'en suis persuadé.

Je pose une main sur la pierre qui, dans ce froid hivernal, me semble chaude sous ma paume. Peut-être parce que je viens de la marteler pendant plusieurs heures. Mes membres sont engourdis, et aussi surprenant que cela puisse paraître, aussi bien mes bras que mes jambes. A égalité. Mes pauses aujourd'hui n'ont été que de très courte durée, elles n'ont pas dépassé les dix minutes minimum que je me suis imposées. Toute l'énergie que j'ai eu à revendre depuis que je me suis levé ce matin n'a commencé à s'épuiser qu'en début d'après-midi. Mais j'ai continué malgré tout: je tiens bon. Appuyant un peu plus sur la pierre avec les quelques forces qui me restent - même si je ne sais pas si on peut appeler cela de la force, je me contente de laisser transférer mon poids contre le rocher au moyen de mon bras - je constate l'entaille, évidente, qui y est désormais gravée. Ce matin le vieux maître non-jouable m'a fait une remarque là-dessus, je crois que c'est pour bientôt maintenant. Lorsque j'appose mes cinq doigts écartés et que je parcoure la surface rêche, d'un mouvement aussi bien horizontal que vertical, je peux sentir le creux. Là il y a une marque plus creusée, affectant un peu la texture de cette immense masse ronde. C'est une question que je m'étais posée: comment le système gère une altération de surface dans le mesh, scripté pour s'abîmer au contact d'un joueur. Résultat: s'il tente au mieux de conserver un aspect réaliste de la déformation, la texture est normalement dessinée pour épouser parfaitement les formes du modèle qu'elle recouvre. Elle semble donc bien reproduite, mais en fait pas tout à fait. C'est dans ce genre de cas - et ce genre de cas seulement, qu'on peut trouver la présence de quelques pixels moins bien détaillés que le reste de ce décor époustouflant.

Je me plais des fois, ainsi, à piéger les concepteurs. Un plaisir coupable de mauvaise fois, je dois bien l'admettre; voilà que je me mets à nuancer la perfection simplement pour prouver qu'elle n'existe pas. La reproduction de l'eau en est le meilleur exemple et plus que par la vue, c'est par le toucher qu'on s'en rend bien compte. Je ne peux pas leur jeter la pierre pour cela, car beaucoup d'autres choses pourraient duper les sens entre virtuel et réel. Et c'est sans aucun doute l'aspect - de loin - le plus difficile qui a du être demandé à l'équipe technique. Possiblement la plus passionnante et éreintante aussi.

Je cligne des yeux en réalisant que je me suis complètement laissé aller à ces observations - non sans admiration malgré tout - et qu'en quelques minutes, le soleil a nettement perdu en intensité. Je songe à m'équiper bientôt de [Vision Nocturne], comme je l'ai fait machinalement chaque jour en sentant mes yeux fatiguer par la perte de lumière, et une fois les contrastes changés, je ferme mon interface pour faire rouler mes épaules l'une après l'autre entre mes doigts pour dégourdir mes muscles.

Kirito • Yosh, c'est parti.

D'une voix calme je me redonne de la motivation et j'abats un poing sur la pierre. Puis l'autre. La lassitude passe vite lorsque je n'y songe pas et que j'arrive à rester concentré. Peut-être que ce soir je vais veiller un peu car même si j'ai commencé plus tôt ce matin, je suis étonnamment peu fatigué, aussi bien mentalement que physiquement, comparé à d'autres soirs. Je pense que cette nouvelle méthode testée porte ses fruits, et que je la parfaits chaque mois un peu mieux. J'ai appris au détour de cette quête, des moyens d'améliorer le maniement de mon corps ici. Répartir son poids, déplacer son centre de gravité de manière efficace, jauger sa force. Lutter contre l'ennui d'une tâche répétitive quelle qu'elle soit, même la plus frustrante possible. Et fatalement, tout cet enseignement améliorera mes techniques d'escrime.

Quelque chose n'est pas habituel ce soir. La dernière fois que j'ai consulté mon horloge holographique, elle affichait plus de vingt heures et pourtant, le PNJ est encore à mes côtés. Il est toujours rentré plus ou moins à l'heure dans sa chaumière chaque soir, selon ma progression. Il est près de moi, ne me regarde pas, garde les yeux fermés et un air concentré. La dernière fois que je l'ai vu ainsi remonte à des mois déjà: lorsque le jeu était encore en beta-test. Lorsque j'avais accepté cette quête, frappé sur la roche des jours entiers. Et que j'étais venu à bout de la pierre avec mes mains.
Je ne veux pas sauter en conclusions trop vite, mais j'ai senti mon coeur s'emballer - pas au sens propre, il est généralement illusoire. Celui du gamer que je suis qui entend l'achievement et la réussite après beaucoup de try hard. J'y suis, enfin. Fronçant les sourcils comme si je comptais me mettre en colère, je frappe plus vite, plus fort, tout en conservant ce geste souple qui balance mon corps au rythme de mes coups pour redoubler d'efficacité. Même si je tente de rester calme, je sens l'impatience me gagner et je lutte pour la réprimer alors que je cogne ce rocher, encore et encore, comme un besoin ultime de me défouler. Je ne l'ai pas martelé comme ça depuis longtemps, mais de temps en temps, en frappant ainsi, j'entends quelque chose sous mes coups. Comme un craquèlement, assez rare mais bien audible.

Kirito • Allez... Vas-y...

Lorsque j'ai fait cette quête la première fois, j'y ai passé plus de temps; optimiste je me suis dit que je ne pourrais pas en passer plus. Mais là, si c'est la fine, j'ai gagné le double du temps. Je suis resté ici près de huit jours la dernière fois, qui ont fini par me sembler interminables. Huit jours sur une période d'essai aussi courte... Est-ce que tester ces nouvelles approches, reprendre celles que j'avais déjà expérimentées la première fois et les parfaire, est-ce que tout cela a servi à quelque chose? Je n'arrive pas à croire à la simple théorie du random et si je croise un autre joueur désireux de faire cette quête, je lui donnerai pour conseils tout ce que je sais. Tout ce que j'ai moi-même traversé pour lui faire gagner du temps. Car si ce skill pourrait avoir un impact sur notre façon de nous battre, il faut mobiliser le plus de gens pour venir à bout de ce jeu. Au plus vite.

Je serre les dents, focalisant toute mon attention sur un seul et même objectif: briser cette roche. Un coup suit l'autre, dans la même souplesse que j'ai appris à garder pendant des heures en minimisant la fatigue. Ça porte ses fruits, je le vois bien. Je l'entends et je le sens. Mes poings s'accélèrent d'eux-mêmes mais je les ralentis; car si je constate l'évolution, elle n'est pas suffisamment notable pour m'épuiser tout de suite.
Un coup sec écrase la roche et je tourne la tête vers le PNJ: ça y est, il me regarde. Je me force à ne pas me faire d'idées rapidement pour ne pas me fatiguer et me décevoir à la suite; mais depuis ce matin où j'ai senti cette énergie nouvelle me gagner, il est difficile de la réprimer. Je redresse la tête, foudroie ce rocher du regard et y appuie le poing droit comme si je désire le rouer de coups. J'abats alors le poing gauche, puis le droit. Plus fort. Dans un cri de colère que je n'arrive pas à contenir.

Kirito • HYAAAAAA!

Des craquements progressifs, puis le bruit d'une fissure qui se propage comme un poison dans le sang. Stupéfait, je recule d'un pas alors que j'entends nettement la craquelure se tailler plus profondément dans la roche, dans un grondement sourd. Puis, enfin, l'ébranler complètement en deux parties nettes. Je retire vivement le bras et regarde ma main qui désormais diffuse une lueur jaune. On y est. Quelques gravelons se répandent sur les côtés de la pierre brisée - prodige technologique que j'espérais, très crédible. Si on met de côté le fait que je l'ai détruite de mes mains...

PNJ Combattant • Tu as appris jeune homme. La patience, la sagesse et la force dont tu as su faire preuve sont venues à bout de ce rocher et à présent, tu t'en retrouves grandi. J'espère que tu useras de cette force avec parcimonie et bienveillance, car tu ne dois jamais oublier qu'un grand pouvoir implique de grandes responsabilités.

Je me suis retourné pour écouter le PNJ me répéter le dialogue qu'il a déjà prononcé une fois. Il ne sourit pas, conserve sont air neutre. Mais je sais que, quelque part, il est satisfait - voire content - de mes progrès et mes efforts qu'il me vante. Au-delà de ce que son code seul lui dicte. Je hoche la tête, et à y prêter attention, j'ai l'impression que ma main droite encore illuminée chauffe un peu. J'adresse un regard au rocher écroulé et m'approche pour y apposer ma main: à ce contact, la lumière cesse d'émaner. Une fenêtre holographique pop sous mes yeux, signe que la quête a été achevée. Comme une ultime vérification, je sors le Miroir à main du premier jour pour concerter mon reflet: les moustaches de chat que j'ai du garder pendant quatre jours ont déjà disparu.

Ca m'étonne de n'avoir croisé personne pendant tout ce temps, à l'exception d'un joueur venu et reparti bien vite en réalisant combien cette quête est éprouvante - et probablement sans en connaître la récompense. Expirant une fois, je destine un sourire au rocher: c'est probablement la dernière fois que je me suis retrouvé à faire cela dans l'Aincrad, peut-être ailleurs. Mais j'ai appris, probablement plus encore que la première fois maintenant que les enjeux et les règles ont changé. Merci. Je le pense sans le dire alors que je remercie oralement le PNJ retourné s'installer sur le côté et que, après avoir adressé quelques regards en arrière, je quitte la chaume pour ne plus revenir.