5 mai 10h30

Je comptais seulement vérifier une énième fois la date, l'heure et le lieu de rendez-vous de la réunion stratégique à la base... Puis j'étais tombée sur cette annonce et j'avais pas du tout hésité à envoyer un message à la joueuse concernée. Même lui filer mon pseudo par cet intermédiaire ne m'avait pas dérangée. Il me fallait de la bouffe, encore plus de bouffe !! J'avais déjà toutes les viandes possibles de cet étage dans mon inventaire mais, et tout le monde était d'accord pour le dire, trop c'était jamais assez ! Si elle me cuisinait le tout, je pourrais l'utiliser pour arnaquer plein de fines bouches bourgeoises !! Bien sûr, je savais qu'elle allait me demander quelque chose pour ça hein, fallait pas se mentir. Même si elle avait omis la question du pognon dans l'annonce, je me doutais bien qu'elle allait pas passer à côté de la tirelire cochonne que j'étais. Seulement, comment allait-elle le demander ? Serait-elle subtile ou au contraire directe ? J'avais deux options pour m'orienter : m'arrêter sur le fait qu'elle eût choisi la compétence Cuisine (que je considérais réservée aux tafioles, aux tapettes et aux lâches timides et réservés qui pensaient même pas au front) ou sur les deux boules qu'elle avait dû avoir pour poster publiquement cette annonce. Sachant que le pseudo "Hela" faisait tout sauf viril, j'imaginais qu'elle avait dû attirer l'attention des relous. Heureusement que j'avais réagi la première fuh fuh !  

Levée depuis mille ans à cause de l'excitation due à la bataille qui s'annonçait, j'avais eu le temps de me préparer sans me presser et de m'insulter mille fois pour mon côté gamin. Je savais vraiment pas quelle était la sensation qui dominait en réalité. Peur, impatience, envie, appréhension ? Le lendemain, ce serait juste la réunion stratégique, rien de très incroyable. J'allais en apprendre plus sur ce boss que j'avais même pas approché un petit peu, voler la bouffe du déjeuner si possible et peut-être reconnaître des têtes déjà croisées... Je me demandais comment allait Yueko. Je savais pas pourquoi mais je m'étais finalement bien attachée à elle. Enfin, elle était dans une guilde maintenant alors m'inquiéter pour elle devait sans doute être plus qu'inutile. Bref. Après avoir fait ma balade habituelle dans l'étage huit, j'avais décidé de refaire le tour de petites annonces et j'étais tombée sur cette proposition de bouffe maison. Ça me permettrait sans doute de penser à autre chose qu'à ma possible mort pas éloignée de mon espace-temps actuel. En tout cas, la cuisinière avait pas tardé à me répondre et, définitivement prête et déterminée cinq minutes avant l'heure de rendez-vous, j'étais allée au portail de téléportation d'un pas lent. Alors, elle est où cette spatule ? Je regardai tout autour de moi, me rappelant que l'apparence physique et moi, ça faisait plus que deux.

Ce qu'on pouvait appeler une meuf bonne avait pas tardé à m'accoster, poliment. Néanmoins et malgré cette hypocrisie acquise, j'avais pu déceler à son approche une petite pointe de déception. Rooh, elle s'attendait à voir une de ses congénères ? Manque de pot, je prenais soin que d'mes affaires, et dedans ne figurait pas mon apparence. Je décidai de pas me gêner non plus et de la regarder de haut en bas, jusqu’aux diagonales. Aaah, ce physique que j'allais immédiatement oublié… En tout cas, elle avait un certain charme avec ses yeux européens et ses tresses que je jugeais aussi élégantes que pratiques : grâce à ça, pas d'mèches de ch’veux dans les yeux. Si seulement je pouvais gagner un peu de patience pour laisser pousser ma tignasse rebelle, je pourrais m'en faire…

« Enfin, faut juste qu'on sorte de là après deux ans et demi, je les aurai jusqu’aux fesses sans faire d‘effort. »

Sans même m’être rendue compte que j'avais murmuré le tout, si bas que seule mes lèvres mouvantes auraient pu être remarquées, je soupirai en me rappelant encore la réunion de demain. Peut-être qu'on allait tous être hyper badasses par rapport au boss et qu'on détruirait cette bête sans forme dans ma tête super facilement, comme toutes les suivantes ? Bim, un petit coup du Thelos 45 dans ta tronche et c'est fini ! Ouaip, bon, il allait quand même devoir me laisser un peu l'endommager, j'aimais trop les cols, les drops et les points d’expérience pour éviter de risquer ma peau. Et Dieu le geek savait à quel point les gros méchants pas beaux des fins de donjon en regorgeaient. Si seulement j'avais assez sympathisé avec Untel ou Unetelle, j'aurais peut-être gagné en expérience guerrière grâce à lui ou elle. Bref, c'était trop tard maintenant… J'pouvais juste me trouver une tête et me choisir un paladin-bouclier pour assurer ma survie ainsi que ma ponctualité à présent. Tant de choses pratiques qui m’obligeaient à y aller demain. En plus de la bouffe, des statistiques et des caractéristiques gratuites du boss, cela allait de soi.

« Oui. »

Comme d'habitude avec les inconnus, les formules de politesse et les intonations sympathiques y étaient passées et continuaient à agoniser à nos côtés. Je savais qu'elle allait m’arnaquer à l'aide de sa compétence de tafiole… J’allais perdre trop pour quelques bouchées, alors j’comptais pas lui filer mes efforts et mon temps en plus. Bon Dieu, peut-être qu'elle compterait même le prix à l'heure et qu'elle avait déjà envisagé de faire sa grand-mère cuistot ?!! Non, non, c'était elle qui m'avait incitée à y aller. Voilà qu'elle me demandait maintenant si j'avais une idée de recette... I m'fallait quand même un super plat hyper trop bon avant de risquer de crever face au boss, je le verrais comme le dernier repas du condamné. De quoi j'avais envie ? Onigiri, ben bao, shabu-shabu, dango, takoyaki, ramen, en passant par les éternelles omelettes et même les sandwichs tout simples, tout bêtes... En fait, tout ce dont j'avais envie comportait soit pas de viande, soit pas QUE de la viande. Or, tout ce qu'on trouvait dans cet étage, c'était des protéines du genre !

« Deux questions : est-ce qu'on peut vraiment faire un bon plat avec de la viande seule ? Tu t'y connais en cuisine asiatique ? »

Même si elle semblait très bien s'en sortir avec la langue, peut-être qu'elle savait même pas ce qu'était une boule de riz, avec sa tronche exotique. Bref. Malgré toutes mes anciennes connaissances cuisinières dont j'avais déjà oublié la tête, j'y comprenais toujours rien à cette compétence Cuisine. Et j'osais le faire deviner à cette meuf, tout en me dirigeant vers le terrain des monstres.

Le système, le système ! Mais montrez-moi un peu ce système ! J'avais cependant pas répondu et m'étais questionnée tout le long du chemin vers le labyrinthe. Et dire que je revenais dans cet endroit dégueulasse pour la... Troisième fois ? Peut-être même plus ? Et deux fois pour la même chose : de la bouffe ! Je mentirais d'ailleurs, si je disais qu'on ne pouvait pas me faire tourner la tête grâce aux aliments de cuisine. Pour certains, c'était les cuisses, pour moi c'était ça. Et pourtant, je regardais de haut tous les possesseurs de cette compétence... Boudiou, s'rais-tu en train de commencer à te remettre en question ?! Ce devait être à cause de ce boss voilà ! Bon, qu'est-ce que j'voulais vraiment bouffer parmi tous ces trucs que j'avais cités hein ? Ben bao. Sans hésiter, en réalité ! Ce pain blanc cuit à la vapeur renfermant de la viande avec cette sauce sucrée aux oignons était juste magique et me faisait saliver rien qu'à sa pensée ! Je me rappelais parfaitement notre première rencontre. D'abord réticente au fait de manger un truc à l'air collant qui, en plus, contenait des oignons – mes ennemis les plus terribles après les pommes de terre – j'avais finalement sauté le pas et mâché une petite, toute petite partie du représentant de l'art culinaire asiatique. Et là, LÀ !- Coup de foudre !!

"Ben Bao..."

Je savais même pas si l'étrangère m'avait entendue, dans tous les cas, j'avais enfin senti la salive qui dégoulinait de mon menton et avais entrepris de l'essuyer avec ma main non armée Et dire que j'avais prononcé le tout sur un ton de gamine impatiente ! J'eus pas besoin d'attendre très longtemps avant de voir intervenir trois méchants, me permettant de sortir de ma soudaine gêne peut-être pas remarquée par l'étrangère. Des... Des lycaons ?! J'avais complètement zappé qu'il y en avait par-ici ! Mais c'était trop cool !! Mon marteau présent dans ma main dès la sortie de la vie se mit à tourner entre mes doigts et un sourire sadique se forma sur mon visage tandis que je me ruai sur un des loups. Sauvons ce monde merveilleux de ces atrocités monstrueuses ! Pléonasme ?

"Ça dégage !"

J'avais laissé son lycaon à la demoiselle pour frapper en pleine gueule de ma proie, totalement remontée. D'un mouvement du bassin, je repris mon élan avec mon arme pour détruire la troisième bête, lui attaquant le flanc droit à l'apogée de son saut. Et le dernier ?! Et le dernier ?!!!

Ah ? Je m'étais retournée d'un coup pour regarder le dernier lycaon ainsi que la demoiselle juste à côté, qui venait de me poser une question tout à fait indiscrète. Ah bêh, elle tape comme... Une fille. Houu !- ce sexisme !! En effet, même si sa jauge à elle était comme la mienne, celle du lycaon avait pas baissé de beaucoup. Dans quoi elle s'était spécialisée celle-là ? Bah. En même temps, quand on prenait Cuisine comme compétence, on devait pas être hyper badasse au niveau de la guerre ! Je la pardonnai donc puis me lançai sur la dernière victime du moment. Un immense coup qui aurait fait trembler tout le labyrinthe s'il avait été porté sur le sol plutôt que sur deux fesses et une queue, et c'était bouclé ! M'avançant d'un pas de la demoiselle, en écartant de mon corps les pétales bleus formés par le cadavre, je répliquai sans sourire.

"Tu me donnes combien pour que je te le dise ?"

Si elle me laissait gratuit le repas, je lui dirais tout ce qu'elle voulait savoir sans hésiter ! Je voulais bien payer les cinquante cols d'ingrédients si elle le voulait... Mais le surplus pour sa compétence de tafioles, no thanks. Purée, cette expression de pouffe ! Bref !- par "tout", j'entendais évidemment, ce qui concernait mes statistiques de joueuse trop badasse prête à se taper un boss ! Plutôt "se faire taper" par un boss... J'avais repris ma marche sans vraiment l'attendre après m'être retournée une seconde fois sans attendre sa réponse avant de me rappeler ses dires... Et de sprinter jusqu'à elle, les yeux ébahis.

"Attends...! Tu sais faire le ben bao alors ?! Mais... Mais c'est trop cool !!

J'étais tombée sur une meuf géniale ou quoi ?! Bon, elle perdait beaucoup de points d'estime à cause de sa nationalité étrangère, et j'aimais pas les gens blonds et elle semblait accorder trop de valeurs aux apparences mais... Mais...? Nan en vrai, elle était juste une meuf superficielle que j'utilisais pour le moment et que je manquerais pas d'oublier après tout ça ! Je soupirai en me retournant une troisième et dernière fois, choquée par ma spontanéité, m'en voulant d'être brusquement si familière et bizarre avec une inconnue. Et dire qu'elle connaissait mon pseudo ! Peut-être qu'avec un peu de chance, elle serait tellement impressionnée par mes mouvements qu'elle deviendrait ma cuisinière personnelle ? J'avais pour idée de m'offrir une maison juste après avoir vaincu le boss (car si je crevais là-bas après, ça voudrait dire que je mourrais... Sans le sous), peut-être qu'elle voudrait y trouver une place pour ses grosses fesses de pouffe ?! Je pourrais accepter si son ben bao en vaudrait la peine ; en lui faisant payer un loyer chaque jour, évidemment. Bref, il me fallut quelques pas de plus pour me retrouver... Devant mon premier cul de sac.

"J'avais oublié que cet endroit sombre était un fils de chien."

Pour éviter de dire tout haut le terme "bâtard". Y avait plus qu'à rebrousser chemin. Et, accessoirement, à sortir la carte toujours partielle, que j'avais.

Un repas « correct » ? Correct ?!! Elle avait même pas déjà essayé de faire ça, c'était quoi son problème ?! Elle était persuadée que ça fonctionnerait direct, c'était ça ? D'accord, j'y connaissais réellement que dalle à cette compétence, je savais pas du tout jusqu'à quel point le système aidait mais... Mais ! Elle était trop arrogante cette meuf, surtout qu'elle enlevait que dalle à ces salopiauds de lycaons de mes deux seins ! J'comprenais mieux pourquoi elle m'avait demandé de venir, ça lui aurait pris au moins une semaine pour s'occuper de tout ça et avoir les bons aliments. Pfeuh !

Chemin rebroussé dans la bonne direction, d'après ma carte que j'avais enfin réussi à décoder, j'étais tellement concentrée sur les insultes mentales que je lui lançais et sur la contemplation parfois surprise d'une flèche bleue qui tournait en même temps que moi, que je me rendis compte que nous étions attaquées que lorsqu'une des deux bêtes aboya pour appeler des copains à la rescousse. En même temps, la meuf avait décidé de passer devant, pis ma carte et mon outrage masquaient mon champ de vision. Pfeuh, j'espérais qu'elle s'était faite mordre par ces abominations !

D'un coup, tous les animés, les mangas et les jeux sur les zombies que j'avais déjà regardés, lus et auxquels j'avais joués, m'étaient revenus en mémoire. Même si les lycaons transmettaient la maladie de la laideur d'une simple morsure, il me semblait bien que cette meuf l'avait déjà chopée. Quel manque d'objectivité! Oh, c'était pas de ma faute : elle m'avait détaillée du regard comme une fille snob dès les premières secondes de notre rencontre, c'était de sa faute ! L'apparence des gens m'avait toujours laissée indifférente mais elle arrivait à changer avec mes impressions sur eux. Et cette meuf, elle était maintenant moche !

Mais bon, c'était plus le temps de penser à ça : la cavalerie ennemie était arrivée et il fallait en récolter la viande. Usant d'Acrobatie, je fis un bond assez conséquent pour sauter par-dessus ma co-... ma... ?... Ouais, ma cuisinière du moment, pour entailler largement la vie de son lycaon. Sans même me tourner vers elle, je frappai le ventre du second lycaon déjà présent, le tout agenouillée car revenue presque violemment sur le sol suite à mon saut. Ignorant le monstre qui s'envola si haut que son dos courbé tapa le plafond, j'attendis que les trois autres vilains appelés fissent encore quelques pas rapides.

« T'es nulle donc je te les laisse. Je crois que c'est pas mal, non. »

La dernière phrase devait être interrogative, mais j'avais pas eu la foi d'utiliser l'intonation. Les lycaons ne laissaient pas que de la viande, ils laissaient aussi tomber du matériel servant à la fabrication des équipements. Si je les lui laissais, ainsi que les points d'expérience, elle me ferait sans doute pas payer son repas à la noix ! Ayant l'aggro grâce aux attaques précédentes, je bougeai de telle sorte que les cinq bêtes fussent autour de moi, avant d'enchaîner des attaques circulaires vers ceux n'ayant pas que deux points de vie encore intacts.