- ...

Je fronce les sourcils, incline la tête dans un sens, dans l'autre, et finis par tendre les bras devant moi. A environ soixante-centimètres - la distance approximative entre mes yeux et mes doigts dans cette position - se trouve la carte qui m'a permis d'arriver jusqu'ici, mais en avoir une vue d'ensemble ne m'éclaire pas vraiment. Retenant un soupir, c'est à son tour d'être penchée vers la droite puis la gauche avant de revenir à son orientation initiale.
Puis je la tourne de quatre-vingt-dix degrés pour l'observer dans sa verticalité.
Après quelques secondes à ressembler davantage à un touriste perdu qu'à un explorateur, je capitule et souffle pour de bon.

- Bon, pause.

Mes paumes claquent l'air et je recule d'un pas avant de m'asseoir face à l'étendue aqueuse que j'ai sous les yeux. La carte ouverte et placée sur mes jambes, un coude appuyé contre mon genou et la joue dans ma main, les doigts de l'autre se mettent à battre nerveusement une mesure rythmique inaudible ailleurs que dans ma tête. Mon index et mon majeur droits frappent ma cuisse en rythme avec ma lecture minutieuse de droite à gauche.

Confirmant mes premiers doutes, je n'ai encore croisé aucune chauve-souris pour arriver jusqu'ici même en quittant la Safe Zone; c'est à vrai dire la raison de mon retour au vingtième étage alors que Moguts The Goblin King est tombé depuis longtemps. Alors que j'étais à Taft pour m'approvisionner en épices et condiments pour Ayura - après avoir lamentablement perdu au Janken du premier coup, un joueur plaisantant avec les autres membres de son groupe riait de leurs boutades. Sur son épaule, les ailes repliées, reposait une petite chauve-souris qui semblait endormie.
Si je ne connaissais pas aussi bien le bestiaire de Sword Art Online, de la version beta à celle qui nous a capturés, je n'aurais probablement pas osé l'approcher pour l'interroger sur cet étrange compagnon de route.
Un doux sourire aux lèvres et un regard bienveillant adressé à la petite bête endormie, il m'avait répondu qu'il l'avait trouvée peu avant le donjon du Boss de l'étage souterrain - ici.


Pour l'instant rien n'est encore venu ternir ce constat et alors que je l'avais remercié de manière un peu élusive, j'avais repris ma route en songeant aux possibilités. Un nouveau donjon? Un bestiaire étoffé au fil des étages débloqués? Il s'était tout simplement moqué de moi? Rien n'était à écarter; de plus son équipement correct sans être à la pointe des derniers étages m'avait rassuré sur le potentiel danger incarné par cette exploration.

Songeant rétroactivement à tout cela, je redresse à nouveau les yeux vers le plafond caverneux, concentré sur [Ecoute] puis [Vision Nocturne] en retenant ma respiration pour essayer déceler l'une de ces bêtes dans le décor: mais la nouvelle tentative vaine, je replonge dans ma lecture de carte.

Depuis quelques minutes, j'ai remarqué que de temps à autres le silence quasi religieux de la caverne est troublé par la formation de gouttes d'eau discrètes qui se forment le long des stalactites, se mêlent à d'autres, alourdissent la charge et finissent par s'écraser au sol dans un clapotis cristallin. La première me fait lever à nouveau les yeux, la suivante me fait expirer de plénitude et je laisse mon esprit se bercer par les autres. Mais lorsque vingt, trente ou peut-être cinquante s'écoulent, elles finissent par effriter ma patience. Une ixième tombe dans un son pur et je grince des dents. La prochaine joue avec les limites de ma concentration, et j'expire à nouveau pour rester serein tout en me levant.
Si je suis aussi agacé, ce n'est bien évidemment pas à cause de cette humidité ambiante qui se veut naturelle; mais l'entendre depuis aussi longtemps témoigne du temps que je suis en train de perdre à lire cette carte. Je n'ai pas l'expérience d'un véritable aventurier ni ses années d'expertise sur le terrain: fréquentant le collège depuis quelques années, mes propres connaissances d'une telle lecture s'arrêtent aux nombreuses heures d'exploration passées dans un jeu vidéo. Il serait donc plus aisé de penser que mon profil a été davantage ciblé pour la tâche que celui d'un explorateur puisque nous sommes sans aucun doute plus d'étudiants que  d'archéologues à être retenus ici. La petite carte dans mon champ de vision, qui se remplit tous les dix mètres environ quand je pénètre dans des zones inconnues en est la preuve, mais celle qui use ma patience ressemble davantage à celle des pirates ou des chasseurs de trésors.

En outre son analyse me semblait transparente: trois couleurs seulement se distinguent. Le beige et le marron créent des formes complexes semblables à des pays, ou du moins des territoires en réduisant l'échelle, et une grande croix noire tracée à la main vient barrer la zone centre-nord de la carte, au milieu du brun. Rassemblant toutes ces informations, mon expérience limitée s'est naturellement tournée vers un indice caché ici, au milieu de ce donjon, juste devant moi à une vingtaine de mètres.

Ce que je trouve réellement, juste devant moi et à une vingtaine de mètres, c'est un grand lac souterrain dont je ne peux voir le fond.

- Mais ça ne fait aucun sens!

Si ma lecture est erronée, si ce marron est l'eau et ce blanc la terre, et si cette croix encrée là, au milieu du lac n'est pas une erreur... Que suis-je censé trouvé là? Comment déterrer quelque chose qui se trouve à une profondeur se comptant au mois sur une dizaine de mètres? Comment me défendre si je suis immergé?

J'en viens à la conclusion la plus probable, bien que pas la plus réjouissante pour mon ego. Quand je suis retourné à cet étage tout à l'heure, après avoir croisé la veille le Beast Tamer à la chauve-souris apprivoisée, désormais relégués au dernier plan dans mon esprit, finir une quête secondaire m'a permis d'obtenir cette carte. Elle avait beau se dérouler en ville et ne demandait qu'à apporter un flacon à un vieux monsieur dans une chaume à trois rues du point de départ, mais trouver l'emplacement de ce start constituait le plus gros de l'enjeu. Il m'avait fallu escalader un mur pour atteindre un balcon, longer une autre paroi pour accéder au toit et trouver une porte secrète, cachée sur la terrasse voisine par une végétation flamboyante, inaccessible autrement. Pour être tout à fait honnête, sans ma compétence de [Détection] qui m'a permis de trigger l'entrée, je ne me serais pas méfié. Le garçonnet qui occupait la chambre, surpris des compétences habiles du joueur capable de parvenir jusqu'à en endroit si bien dissimulé, finissait bien trop bavard avec un inconnu que n'avaient du le mettre en garde ses parents, et la fiole en main, je volais jusqu'à son grand-père pour lui remettre l'item. Mais si je m'étais pris d'empathie pour ce vieillard intrigué par cette trouvaille qu'il n'avait plus la force d'aller chercher par lui-même, je commence à douter de son honnêteté et de la validité de la récompense.


Je ravale mon énervement dès que mes yeux se redéposent sur la surface à peine troublée par l'ondée réaliste. Descendant lentement pour essayer de percer au travers, sans succès à cause de la noirceur de l'espace et malgré ma [Vision Nocturne], je sens mes épaules s'affaisser. Et si... Je n'avais pas à me battre? A cette pensée, je redresse le menton et mon regard vire à droite jusqu'à rencontrer le pommeau de ma Lady of the Night et, un peu contraint, je finis par soupirer doucement.

- Ce ne sera l'affaire que de quelques minutes, le temps d'explorer cette piste infructueuse.

Couvant des yeux ma partenaire alors que je passe la sangle de son fourreau par-dessus ma tête, je le temps devant moi pour invoquer mon interface et la glisse dans une fenêtre pour la laisser regagner mon inventaire.
Là, je navigue dans les options pour déséquiper ma [Tunique d'entraînement HP+15/DOD +10] et mes [Rider Boots HP+15] puis remplace mon [Pantalon de Berserker STR+20] par mon sobre [maillot de bain].
Du moins... En théorie.
Je fronce les sourcils, relis le nom complet de l'item que je refuse d'équiper, parcours une seconde fois la liste, une troisième, et un sourire crispé redessine mes traits de zéro.

- Aaayyyuuurrraaa...

Comprenant que je viens de recevoir la monnaie de ma pièce en ayant subtilement éludé la mission qui m'avais été confiée pour préférer explorer cette piste de trésor, et que la manieuse de fleuret a remplacé mon maillot noir par ce caleçon qu'elle me sait détester, je déglutis en balayant nerveusement l'espace de droite à gauche, et équipe [maillot de bain spécial roi de la plage] loin des regards indiscrets - inexistants - en soupirant lourdement.
Par superstition d'être vu dans un accoutrement aussi ridicule, je me défais en dernier de mon [Karasu no Kôto SPD+39] avant d'approcher l'eau et, sans me laisser le temps de me poser davantage de questions, mon équipement rangé et sans risque d'être altéré pendant mon absence, je plonge aussi efficacement que possible vers le fond de l'eau.


Mes épaules se raidissent et des frissons s'emparent de ma peau sur toutes les zones exposées, mais malgré les signaux lancés par mon corps mis à l'épreuve, je continue de nager diagonalement vers les profondeurs.

Plus j'approche du fond du lac, plus je sens une tension lourde oppresser mon dos. Mes mouvement ralentissent progressivement, mais luttant vaillamment contre cette sensation désagréable, j'avance le bras gauche en percée devant moi jusqu'à tendre le bras pour repousser l'eau comme si mes doigts étaient une grande cuillère. Je reproduis le geste à droite, puis à gauche, encore et encore, sans me questionner sur la grâce de mes gestes mais plus sur leur efficacité. Je serre les dents dès que je sens mes poumons comme remplis d'une texture épaisse et visqueuse.
A ma connaissance, peu de joueurs ont pris le skill [Nage] pour aller explorer les lacs et les rivières d'Aincrad; et si je n'étais pas au fait de la dangerosité des territoires aqueux, je n'aurais pas compris pourquoi. Il est facile de deviner que dégainer son arme une fois immergé rend sa manipulation difficile car les gestes sont contrés par l'épaisseur de l'eau, comme si malgré toute la force de l'avatar celui-ci se retrouvait soumis à une écrasante gravité contraire. Incapable de poser les pieds sur la terre ferme, bien peu des Sword Skills sont reconnus par le système - rendant l'utilisation de notre meilleure alliée compliquée - voire impossible.

Et pourtant, ce n'est pas cette fois l'incapacité de manier son épée qui nous expose. C'est bel et bien quand on plonge la tête que l'on devient le plus vulnérable.
De tous les éléments fabuleusement reproduits dans Sword Art Online, l'eau est celui qui possède le plus de lacunes. Si la vue des rayons du soleil miroitant paisiblement à la surface éblouissent de la même manière, il suffit de glisser les mains dans l'eau et les tirer vers la surface pour comprendre que la texture est compliquée à retranscrire avec de simples données binaires. Elle est plus dense, plus opaque, les gouttes d'eau imparfaites subissent une physique proche des objets terrestres. Cette sensation curieuse est multipliée une fois le joueur enveloppé de cette étrange matière à mi-chemin entre la crédibilité et la fantaisie: ses gestes s'engourdissent, son thorax subit une légère pression qui semble le priver d'environ dix pourcents de ses capacités respiratoires et tous les membres semblent alors soumis par un lag général.
Bien entendu je ne déplore pas ces effets en comprenant l'enjeu de la reproduction d'une texture si complexe, moins encore si on la place au centre de l'immensité que représente ce monde. Mais quand on ne se contente pas de stagner dans l'eau comme en prenant un bain par exemple, et que l'on décide d'affronter cette glue légère en apnée, oublier que l'allée va de paire avec le retour peut être fatal. Plus on progresse, plus le système nous défie.
Jaugeant tout cela tant bien que mal, je me suis fixé comme limite l'usage de quatre-vingts pourcents de mon énergie avec trente pour un sens, cinquante pour l'autre.

Et malgré toutes ces bonnes résolutions, je sens que je suis désormais trop engagé pour songer à rebrousser chemin sans conséquences sur mon avatar.
Ces feedbacks compliquant la descente témoignent du manque de maîtrise de ma compétence, et bien que je tienne bon, un problème demeure: ma vision s'est précisée dans l'obscurité depuis longtemps, lorsque les lumières extérieures ont été hors de la portée de mes yeux, pourtant j'ignore combien de mètres - ou dizaines de mètres - il me reste à parcourir avant d'atteindre le sol. Le plus éprouvant est qu'après tous ces efforts, je n'ai peut-être parcouru verticalement que quatre ou cinq mètres.


Mon regard frustré se porte sur ma jauge de vie, encore intacte, puis se reporte vers l'obscurité.
Mais quand mon bras se déporte une nouvelle fois de mon champ de vision, j'aperçois derrière mes doigts un point lumineux. Si je doutais jusque-là de son existence pour cause de visibilité, j'en suis désormais plus près que de la surface.

Après une demie-seconde à peine de réflexion, je décide de miser sur lui avant de remonter. Et même si j'ai été attiré ici par l'appât du gain, j'en viens à espérer qu'il ne soit pas un objet que je puisse récupérer - mais un accès pour reprendre mon souffle.

Ma joie gardée en interne en constatant que la lumière était fichée dans une paroi verticale se trouve bien vite contrée par la découverte d'un tunnel dont je ne distingue pas plus la fin que le fond de l'eau. M'arrêtant au niveau de la cavité aussi droit que possible, mes pieds créent  toujours plus d'ondées sans atteindre de terre. Observant la lueur plus vive une fois le regard en face, je tends un bras et attends quelques secondes. Mes mâchoires se serrent dans l'exercice de tenir cette posture sans être entraîné par le mouvement naturel de l'eau, mais je sens enfin au bout de mes doigts une sensation plus fraîche malgré la faible chaleur de l'éclat qui m'a un peu plus happé vers les profondeurs. Si le sol me semble encore lointain par son écrasante obscurité même après ces quelques mètres parcourus, il se peut que, au bout de ce couloir, je trouve quelque chose.


A peine deux minutes ont du s'écouler depuis que j'ai plongé, mais désormais, chaque seconde me semble être une économie précieuse. Allongeant de nouveau mon corps en laissant cette fois mes jambes se faire emporter vers la surface sur quatre-vingt-dix degrés, j'agrippe la paroi d'un geste brutal, enfonce mes doigts et mes ongles dans des prises stables, puis me hisse en avant à l'intérieur de la cavité étroite. Mon flanc gauche effleure le rebord alors que j'avance l'autre main, et sans me laisser dévier, je pose un pied sur le sol pour me propulser un peu plus loin tout en recommençant à nager.
Au fur et à mesure que le diamètre du couloir rétrécit, la lumière s'intensifie progressivement, à travers le filtre de [Vision Nocturne] qui continue vaillamment de percer la noirceur.

Dès que mes phalanges rencontrent un air frais qui semble chercher à les mordre, je tire la tête hors de l'eau, entraînant dans cet élan paniqué mon corps à la surface jusqu'au torse. Etrangement, la respiration étranglée qui suit l'émergence le temps de retrouver un rythme naturel ne m'a pas paru si agréable: c'est comme si mes organes oppressés par le manque d'oxygène factice réapprennent à toute allure comment inspirer et expirer pour survivre. Un nouveau coup d'oeil à ma HP gauge me fait comprendre que cette sensation éprouvante résulte dans le fait qu'elle a été affectée par cette ambition un peu trop grande pour mon niveau. Et pourtant... Je n'ai pas perdu cinquante points sur le millième qui la constituaient. Qu'aurais-je ressenti à la moitié, voire aux derniers cent points?


Sur ce constat macabre, je prends conscience de ce nouvel environnement en tournant la tête puis les épaules.
Cette nage effrénée m'a conduit dans une grande place sous-marine où le tunnel se termine par un petit lac laissant, de l'autre côté, une plage rocailleuse d'un rayon d'environ dix mètres. Rien ne semble la perturber et y vivre, mais en son centre trône un grand navire abîmé par le temps. Deux de ses trois mâts sont fendus, l'une des voiles a plié sous le poids de l'eau emprisonnée dans la toile, la coque a été éventrée sur sa gauche, inondant les cales sur toute leur largeur. Pourtant, la figure de proue, qui ressemble au loin à un mélange entre un lion et une sirène, est intacte.
Je souhaitais regagner une surface quelconque, mais j'ai en réalité atteint une chambre mortuaire où une épave se repose de son dernier voyage.

Attiré par cette vision digne de grands classiques de littérature fantastique, mes bras fatigués se remettent à brasser l'eau pour m'approcher du rebord jusqu'à avoir de nouveau les pieds à terre, et je les laisse retomber pour continuer d'avancer en marchant. Lorsque mes chevilles demeurent les seules immergées et que le lac oppressant ressemble davantage à un pédiluve qu'à un étau aqueux trop lourd pour mes membres, je m'arrête pour matérialiser mon épée, puis la carte que je consulte en la tendant de nouveau devant moi.

- Je serais donc arrivé 'ici'?

Difficile d'estimer mon parcours, les points de repère que j'ai pu trouver dans toute cette roche profonde n'apparaît pas sur le plan. J'incline doucement la tête en rangeant l'item, et en sors à la place tout mon stuff qui reparaît pièce après pièce, délaissant le [maillot de bain spécial roi de la plage] qui retourne sagement dans mon inventaire, puis finis par en tirer un cristal de téléportation que je glisse dans une poche de manteau.
Les vêtements épais venant se placer sur ma peau encore mouillée me créent un inconfort un peu pénible, mais je préfère m'équiper au plus vite: j'ai la sensation de ne pas être seul ici.

Réconforté par cette protection que me donnent mon épée sombre et mon armure, j'avance vers le trou béant dans la coque du bateau, avec l'intention ferme de l'explorer avant de quitter cet endroit.

Je ne serais pas étonné d'apprendre que cet endroit est habité par des fantômes.
Si le lieu est aussi calme que la surface du lac que rien ne perturbe, aussi sombre que ses profondeurs où seule [Vision Nocturne] parvient à distinguer la terre et l'eau, cette épave qui repose en son sein semble chargée d'histoires. Sans doute est-ce parce que ce genre de récits a toujours fait mon bonheur, et que j'ai l'impression de devenir le héros de l'une de ces épopées corsaires en explorant les ruines d'un riche bateau marchand ou d'un repère de pirates, mais tous ces éléments placés bout à bout sont pour moi autant de tentations que de mises en garde. Je m'engage en solitaire, au coeur de la pénombre, dans un donjon isolé dont je suis peut-être le seul à connaître l'existence. Si j'étais de l'autre côté, en pleine partie d'un jeu d'aventure, je me demanderais manifestement si je viens d'accéder à une hidden zone de la map ou si c'est une conséquence directe du DLC que j'aurais fraîchement installé sur mon ordinateur. Souriant à cette pensée qui semble maintenant hors du temps, je pose une main sur le bois rongé par les vagues qui ont attaqué la coque jusqu'à perforer sa résistance sur un mètre-cinquante de haut et deux mètres de large.
... Si ce sont vraiment les vagues qui l'ont précipité ici.


La grande déité marine, classique des mythologies occidentales, aurait pourtant parfaitement sa place dans ce décor, mais elle serait un adversaire redoutable devant laquelle je préférerais probablement courir que dégainer.
J'active [Dissimulation] avant de pénétrer à l'intérieur de la cale et avance prudemment, le regard éclairé par ma compétence en quête du moindre mouvement. Des provisions devaient être entreposées dans les quelques caisses en bois éparpillées sur le plancher - ou plutôt ce qu'il en reste - et je les suppose avoir été bien plus nombreuses autrefois, avant d'être emportée au large par cette cavité béante dans le corps du navire. Les larges toiles salies par le temps protègent les canons; je m'arrête près de l'un d'eux et, quand ma semelle se pose dans une flaque, je m'accroupis en inspirant, aidé de mon [Odorat] accru, pour constater que la senteur de la poudre noire a quitté l'âme depuis longtemps. En me redressant pour me retourner, je remarque sur la droite qu'il reste un hamac déchiré par la tempête, et au sol une rame baigne dans les sillons du lac qui se sont infiltrés au coeur de l'épave.

- Mais comment est-il arrivé jusqu'ici?

Je fronce les sourcils quand la sensation désagréable de passer à côté de quelque chose d'évident remonte jusqu'à mon esprit, et je lève les yeux vers l'accès supérieur - au bout des escaliers. Approchant les marches, je tente de les compter mais les premières sont complètement immergées, d'autres sont brisées sur un côté ou en plein centre, et cinq d'entre elles viennent à manquer en formant une crevasse sur plus d'un mètre quarante. Pour couronner le tout, je doute que les dernières demeurent suffisamment étanches pour supporter mon poids.


Davantage excité par l'exploration que par le possible butin que je pourrais rapporter de ce galion, je m'attarde quelques instants sur les petits éléments disséminés dans la pièce: un tableau à la toile perforée, un miroir brisé, et une longue vue qui a roulé sous une lourde armoire aux portes grandes ouvertes.
En d'autres termes, rien qui ne puisse m'aider.
Pris d'un doute j'avance jusqu'à la lunette mais sans surprise sa lentille est fendue. Refoulant un soupir, je la redépose dans le hamac avant de faire demi-tour.


- Bah, c'est pas comme s'il allait s'envoler, ce bateau.

Rien ne m'empêchera de retourner sur mes pas durant mon inspection, et c'est avec cette pensée que je m'immobilise devant l'escalier.
La jambe levée haut, je m'épargne les quatre premières marches pour atteindre la première hors de l'eau. Une brève foulée amène mon autre pied dessus, et j'attends avec appréhension de voir qu'elle ne croule pas.
Expirant doucement, je redresse la tête et pose ma botte gauche le plus à babord possible, puis j'amène la droite. C'est dans cette ascension aussi sécuritaire que peu gracieuse que j'assure mes arrières jusqu'à me hisser jusqu'au palier supérieur, en enjambant les fossés entre les lattes de bois érodées et en comptant sur [Acrobatie] pour me réceptionner au-delà des marches absentes.

Une fois au sommet je n'inspire qu'à moitié, les doigts effleurant la fusée de mon arme une seconde. La lumière pénètre moins sans ce trou plus grand qu'un homme, et mes sens nyctalopes me semblent être poussés au maximum de leurs capacités dans une telle pénombre.

Je pose une main à tâtons contre une paroi, et demeure quelques secondes, immobile, pour m'habituer à la lumière manquante de l'étage. Mes yeux parcourent lentement la pièce de gauche à droite, tandis que j'inspire en silence. Si je ne suis pas seul dans ce galion alors je préférerais me tenir loin de ses habitants; car même si ce palier est inférieur à mon propre niveau, le quotient de dangerosité des donjons cachés peut largement excéder celui généré par les monstres disséminés dans le décor qui les abrite.
Ici, je ne suis pas vraiment à mon avantage pour me battre.
Mais aucun red cursor ne passe devant mon regard en alerte et je me risque à avancer pour explorer ce nouveau paysage. Au bout de deux minutes environ, je parviens plus nettement à distinguer les formes et les contours de mon environnement, et je compte sur ma [Détection] pour réveiller mes sens en cas de pièges dissimulés - bien que le temps semblant avoir emmuré la flotte, je doute qu'ils fonctionnent encore de toute façon.

J'ai sans surprise atterri dans les dortoirs du personnel, bien loin du luxe du capitaine ou de son suivant mais tout aussi loin des installations de fortune des galériens, qui devaient probablement occuper les toiles tendues entre deux poutres à l'étage inférieur. Sur quelques-uns des matelas tapissés de poussière humide se distinguent des ombres funestes, et je plisse les sourcils en faisant un pas en arrière dès que je rassemble mes esprits pour comprendre que les formes humanoïdes sont celles des squelettes n'ayant pas été emportés au large comme les provisions. Mon dos heurte le bois du faux-pont et me rappelle qu'ils sont - pour l'instant - inoffensifs, tant qu'aucun cristal ne brille au-dessus de leurs silhouettes décharnées. Remerciant brièvement mon [Odorat] d'être trop bas pour m'apporter des détails que je ne pourrais me figurer, je tente de compter les corps et d'estimer leur distance les uns des autres - et de moi surtout.

- Bon...

Comme pour finir de confirmer cette inertie générale, je bascule un bras dans le vide de toute son envergure pour attirer l'attention d'une manière aussi discrète que possible, sans amplifier le moindre son, et l'absence de réaction me fait soupirer de manière plus audible.


Amusé et rassuré, je tourne les yeux vers le ciel pour observer le plafond tout en refaisant un pas. Six mètres environ me séparent d'un nouveau pas d'escaliers situé sur ma droite, orienté dans en sens contraire, et je commence par m'en approcher pour observer les marches: cette fois toutes sont intactes, aucune ne manque, mais une trappe empêche tout possible éclat extérieur dans cette grotte de percer jusqu'ici. Je foule les lattes jusqu'à devoir me pencher pour tenir sur mes jambes et tends les doigts que j'appose sur le bois.
Bloquant l'accès plus avant, un cadenas retient la planche fermement scellée.


La serrure bien visible confirme heureusement mieux cette théorie que l'aspect érodé du fer rouillé. Si ma tentative se solde par un échec, alors je devrai trouver une clé.
Je recule un pied sur la marche suivante pour me pencher plus naturellement en avant, et ma main droite s'illumine de rouge.

- Hah!

Senda, technique d'[Arts Martiaux] au poing, délivre un puissant uppercut qui se heurte du métal dans un cliquetis sourd, lorsqu'il bouge le long de sa chaîne pour cogner la trappe. S'il y avait une alternative, alors le couvercle se serait violemment soulevé, délivrant l'accès aux dernières marches.


- Tant pis, j'aurai essayé.

Haussant les épaules, je pars donc sur la piste de la clé qui doit se trouver à cet étage, ou à celui que j'ai quitté un peu plus tôt.

Le reste de l'étage, hormis les lits composés d'un matelas sommaire, est occupé par les armoires contenant ce qu'il reste des affaires des membres de l'équipage déchu. Je préfère ne pas pousser l'indécence au point de passer chacune d'entre elles au peigne fin, et me contente de poser une main sur le sommet des piles de draps humidifiés par l'air caverneux. Tâtonnant ainsi le tissu jusqu'au fond des tiroirs, je le plisse doucement avant de m'éloigner des portes vitrées demeurées béantes avant même mon entrée dans le lieu. Après cette inspection soigneuse répétée à trois reprises, je me penche chaque fois jusqu'à m'agenouiller et passe un bras sous le meuble pour tapoter le plancher abîmé par les vagues, mais sans plus de succès. Je me redresse alors avant de me retourner vers les matelas, et inspirant un instant, je soulève le plus près de moi, puis le second - et ainsi de suite, en longeant soigneusement ceux où reposent des squelettes. Mais cette expertise ne donne pas non plus suite, et mon regard dérive doucement.


Pour être honnête, il me serait plus agréable de trouver cette clé dans l'une de ces piles de linge sale, ou sur ce parquet moisi, que sous les couchettes des défunts - mais malheureusement, c'est encore la piste la plus plausible de cachette.

Avant de devoir en arriver à de telles extrémités, il me reste une piste à explorer: le bout du couloir, faiblement éclairé par une lucarne placée à l'extrême opposé, derrière moi. L'odeur du fer se distingue plus nettement au fur et à mesure que j'approche et cette concentration, si elle ne provient d'armes lourdes comme les canons précédemment passés, s'explique quand je me retrouve face à de grands barreaux rouillés.

- ... Au moins ils n'étaient pas faits prisonniers dans les cales comme du bétail...

Cette remarque partagée entre l'ironie, la peine et l'amertume, s'échappe d'elle-même quand je vois que ce qui m'attende au bout de la pièce est toujours plus de corps à fouiller.


Comme pour appuyer cette éventualité de toute son évidence, certaines barres à ma gauche sont déformées et je distingue sans le moindre mal ma silhouette s'y glisser en me contorsionnant à peine. Je me tourne une dernière fois et, chassant toute conscience coupable pour ce que je m'apprête à faire pour me fixer pour seul objectif de retrouver cette clé, j'avance un pied et ma jambe passe à travers les barreaux. Penché en avant, j'allonge le dos en inclinant la tête, prends le soin d'approcher un bras sur sol sans y poser la main, et finis par me redresser lentement tout en amenant l'autre jambe dans un geste automatisé. Je fais volte-face en direction des quatre cadavres et les observe à distance quelques secondes.
Deux d'entre eux se soutiennent mutuellement, épaule contre épaule, la tête basculée vers l'avant pour l'un et en arrière pour l'autre. Un autre est allongé sur le sol, un bras tendu vers l'extérieur de sa prison, et le dernier est adossé au mur, un genou replié et un bras protégeant son torse.

- ...


Avant de me mettre à regretter, je pose un genou au sol face à celui étendu sur le ventre et effleure les vêtements qui couvrent son dos.

Lorsque ma main partiellement gantée glisse sur le tissu sans succès, et qu'elle précise sa recherche en passant sur l'os, je sens mes mâchoires se raidir derrière mes lèvres. Je n'avais pas envie de fouiller ses corps même s'il n'y a pas d'autre témoin que ces défunts, alors voir un résultat néant me fait instantanément regretter mon entreprise.
Bloquant mon souffle, je redresse les épaules puis le cou et, enfin, roule des yeux vers le couple.

- ...

Mon regard se reporte aussitôt de l'autre côté tandis que mes sourcils se plissent davantage. Tandis qu'une part de moi, quelque peu désabusée de devoir me prêter au jeu, est tentée de les ausculter de la même manière, une part plus innocente de mon psyché m'incite à préserver le peu d'intimité restant à ces deux silhouettes inséparables dans la mort. Certes, je me suis désormais attelé à la tâche - quitte à se salir les mains, autant aller au fond des choses - et je manquerai peut-être un indice précieux en gardant mes distances; mais je ne vois pas comment les haillons restant sur leur squelette décharné pourraient dissimiler quelque chose. Mes pensées rationnelles et objectives rassemblées dans un même pan de mon cerveau, le plus actif au moment présent, j'expire en me redressant pour approcher le dernier homme de la cellule et mes penche en avant pour lui faire face.


L'une de mes mains quitte mes genoux et approche les phalanges osseuses, et je concentre mon attention renforcée par ma vision quasi-infrarouge pour percevoir un papier blanc vieilli entre ses doigts. Alors que j'essaye de le récupérer en douceur, une brève résistance me fait craindre que le mort revient à la vie mais en répétant le geste avec plus de fermeté, il lâche prise pour me remettre l'objet précieusement gardé contre son ventre.
Par précaution, je fais cependant un pas en arrière avant de m'atteler à la lecture.

Je lis une seconde fois les premières phrases dont certains mots manquent, puis les strophes soigneusement séparées, et mes yeux s'agrandissent.


Je quitte la geôle en hâte pour relire la note dans son intégralité, une main appuyée contre l'un des piliers porteurs de la structure.

- ... Des pirates! Mais...

Je me tais aussitôt pour poursuivre une nouvelle fois la lecture en forçant ma vision focale: de quoi parle cet homme? Que cherche-t-il à fuir, d'autres humains? A quoi servent ces chants? Qui est le 'tout-puissant'? Les questions s'enchaînant bien trop vite dans ma tête pour laisser à mon esprit le temps d'apporter quelques éclaircissements, je range le papier en les laissant tourner au ralenti pour prendre le temps d'arrêter décemment mes pensées sur chacune d'elles.
Plusieurs possibilités s'ouvrent à moi suite à cette découverte, et d'un point de vue purement gamer, je les limite à deux complémentaires: soit ce chant marin est inhérent à la quête, soit une quête secondaire s'est ajoutée à la première - en quelque sorte. Je n'ai croisé aucun NPC outre le vieux matelot qui m'a filé la carte entre les mains avant de fuir, et aucun achievement n'est venu s'ajouter à ma progression quand j'ai découvert l'épave.
Cependant, il est plus que possible que le 'tout-puissant' mentionné dans la lettre ne soit pas innocent quant à l'état de la coque du bateau.

En fin de compte, même si mon appréciation de soi vient de perdre dix points durement acquis en fouillant ces corps - et dix de plus quand vient se greffer au tableau le regard sévère de ma partenaire - je ne sors heureusement pas sans piste pour avancer dans ce rafiot.
La clé, quant à elle, demeure introuvable.
Les couchettes abritant des cadavres, inexplorées.
Lesdits cadavres, pour le moment intacts.


Quand on a exploré toutes les pistes, toutes les possibilités, alors la dernière d'entre toutes, aussi improbable semble-t-elle, est forcément la vraie.
Cette citation approximative prononcée dans un roman classique par le plus grand détective privé de tous les temps, et reprise par ma soeur quand je tentais de lui mentir il y a encore un an à peine, j'avance comme un fantôme jusqu'à ma prochaine victime.

Ce n'est qu'à ma quatrième tentative que je trouve ce que je suis venu trouver, auprès de l'un de ces corps inertes, allongés sur l'un des matelas de fortune dans la grande pièce dortoir, alors que ce sont déjà glissés dans mon inventaire un [Cache-oeil] à l'utilité apparemment discutable outre un style loubard, et un morceau de pain dont je doute fortement de la comestibilité. Dans la poche latérale gauche du pantalon de ce pauvre matelot défunt, mes phalanges heurtent enfin le métal que je cherche depuis quelques minutes, et j'extirpe la clé du tissu pour la tenir devant moi à hauteur du visage.
Dès que mon regard se pose sur la tige luisante, je pousse un soupir incontrôlé et referme les doigts.

- C'est pas trop tôt!


Je me retourne vers les trois squelettes que je n'ai pas fouillés, tandis que ma main retombe lentement en serrant doucement ma prise. Et si je passais à côté de quelque chose en primant le respect minimum pour ces cadavres factices? La possibilité que l'un d'eux détienne autre chose, comme [Chant des pirates - partie X] dont je possède le commencement sans connaître de le nombre total de bonus items disséminés ici - ou ailleurs! - me fait douter de mon sens moral, et j'incline la tête sur le côté en jaugeant la sagesse de ma décision finale.
Pour: je n'en suis plus à un près, car parmi tous ces macchabées rassemblés, j'ai déjà fait les poches de pas moins de dix personnes! Ce ne sont surtout que des corps matérialisés dans l'unique but est l'exploration de cette caverne, et en son sein, cette épave. Ils n'ont jamais été habités par une quelconque conscience, pas même celle d'un NPC, et peuvent donc être perçus comme des éléments du décor à forme humanoïde.
La froideur de cette pensée, aussi implacable que rationnelle dans mon raisonnement, est balancée par un peu plus de chaleur. Contre: il me sera bien difficile de relater ces faits honteux à ma coéquipière, Lacaion ou qui voudra bien l'entendre, quand je rapporterai ce que j'ai fait, vu et entendu ici. Le dernier paramètre est le peu d'égo que je m'octroie encore aujourd'hui, après être entré par effraction chez quelqu'un pour découvrir cette histoire, puis foulé du pied un lieu mortuaire abritant un équipage défunt dont j'ai grassement subtilisé les derniers biens...

Je soupire de nouveau, déçu de constater que dans cette guéguerre mentale aux deux camps justifiés, je me tourne vers celui des pilleurs sans foi ni loi. Un sourire se greffe pourtant sur mon visage, quand je songe que si mon adorable partenaire venait à juger mes actes au nom du système alors je pourrais toujours fourrer entre ses lèvres délicates le petit morceau de pain ramassé tout à l'heure. J'ai besoin d'un testeur pour voir et croire que je n'ai rien d'autre à en tirer qu'un mauvais goût de moisissure.
Remontant mes manches - au sens propre comme figuré - je me tourne vers le prochain homme, et glisse mon avant-bras au-travers de ses haillons pectoraux. Rien, à l'instar du suivant également dépossédé d'une richesse emmenée dans la mort. Le dernier, en revanche...
J'effleure à nouveau la fraîcheur métallique dans la poche interne d'un semblant de gilet en cuir tombant sur les côtes visibles, et en avançant un peu plus les doigts, je découvre la forme d'une pièce.


... Un simple piécette de 300 Cols semblable à celles de mon inventaire si je venais à matérialiser la même somme. Ma curiosité assouvie aussi bien reçue qu'elle l'aurait mérité, je me relève pour faire volte-face, et dans l'orientation exacte du pont supérieur et la trappe empêchant son accès, je balance le bras dans le vide pour ranger le sou avant d'avancer, la clé toujours en main.
Montant les premières marches, je m'arrête à environ un mètre du loquet en levant les yeux, et tends le bras jusqu'à la serrure.


Une résistance étonnamment légère malgré la rouille qui redessine toute la surface du cadenas résonne, puis elle cède, et j'empoigne doucement la chaîne désormais leste pour l'écarter des poignées que je pousse d'un geste mesuré.
La faible lumière de la grotte, jusque-là obstruée par les larges lattes de bois formant la coque du trois-mâts, se précise dans l'espace et je plisse les yeux quelques instants avant de dégager définitivement la trappe des escaliers, faisant trois pas de plus pour passer la tête - enfin! - au niveau du pont supérieur.

Dès que ma semelle fait grincer le plancher à la surface humidifiée par l'air caverneux, ma première pensée est purement systémique et repose sur mes seules facultés. Aurais-je été capable d'accéder à ce niveau en choisissant non pas de pénétrer dans le bateau par l'entaille, mais en escaladant la coque à l'aide de ma compétence [Acrobatie], ou l'extérieur aurait-il été protégé par une sorte de barrière invisible générée par le système? Il aurait sans doute été plus rapide de grimper le long du bateau, mais j'ai écarté cette théorie bien vite tout à l'heure pour privilégier l'exploration; en outre, tout ce que j'ai trouvé d'intéressant pour progresser est ce chant pirate dont je n'ai que le début.
Je crois que quelque part, mon intuition quant à la faible probabilité d'avoir accès si facilement au pont supérieur a pris le pas, refoulant d'emblée cette possibilité - intuition qui s'est confirmée en voyant que l'escalier menant ici était temporairement scellé, et qu'il m'a fallu fouiller les salles pour poursuivre mon avancée.

La seconde, face au carnage qu'est devenu l'espace découvert, est l'absence de squelettes alors qu'ils jonchaient l'étage inférieur. C'est comme si l'équipage s'était empressé de se réfugier dans le dortoir à cause d'un certain événement...


Après tout, auraient-ils pu être si peu nombreux pour entretenir un si grand navire?
Je fronce les sourcils et relève les yeux vers les voiles lacérées et maculées par le sel et le sang, ou autre chose. Il n'y avait personne non plus dans les cales, autre endroit découvert à cause du trou béant qui laisse largement passer un être humain au travers; la conclusion est donc facile à déduire.
Quelque chose a emporté les malheureux demeurant dans la cale percée et le pont saccagé, et avec eux, une partie du bateau-même. Reste à savoir où est cette chose, mais à en juger par la largeur des marques laissées dans le plancher, d'au moins un mètre de large sur un-mètre-cinquante de long, je pense à une créature seule mais énorme plutôt qu'à un groupe nombreux mais disparate. L'Aincrad nous prouve de bien des manières que la hauteur ne régit pas forcément de la force, mais que dans le cas des monstres, les plus grosses bêtes sont souvent les plus dangereuses. Les Bosses reposant dans les antichambres et Field Bosses gardant les zones de farm clé, sans même parler des adversaires ultimes des quêtes ardues, en sont bien trop de preuves.

J'adresse un bref regard à l'entrée de la grotte toujours déserte puis la garde de mon épée noire, toujours dans son fourreau dorsal. Il reste un escalier à franchir pour accéder au tout dernier étage de ce rafiot, mais le lieu étant parfaitement silencieux - pour l'instant - et mon skill [Détection] ne m'alertant de rien d'anormal - pour l'instant - je peux sans doute me permettre de fouiller les objets disséminés çà et là dans le désordre.
Au moins cette fois ce sont des items, ma conduite est aussi irréprochable que celle de n'importe quel joueur de RPG arpentant les maisons des NPC pour trouver une potion cachée dans une plante, ou une clé dissimulée dans un meuble de la cuisine.

J'approche donc d'un premier baril dont je tapote la surface avant de le pousser doucement pour tester sa stabilité, puis passe le bras au travers de son corps dénué de couvercle. D'autres de ses semblables sont tombés et ont roulé un peu plus loin, alors après avoir examiné le caisson le plus proche, situé à un mètre plus loin, j'alterne entre les deux types de réservoirs dans une ligne continue d'un point A à un point B, et me penche occasionnellement pour ausculter ceux qui trônent au sol. Je n'hésite pas à tendre les doigts car même si je continue d'entraîner régulièrement mes paramètres de [Vision Nocturne], la recherche dans une pénombre totale rend pénible le focal sur le fond des tonneaux plus noirs encore.

Les recherches ne conduisent pas à grand chose de plus, si ce n'est enfoncer le clou sur un constat pourtant déjà évident: cet endroit a été saccagé. Pas par des pilleurs, moins encore depuis que le navire s'est échoué dans cette cavité; l'accès y est difficile, impossible pour plus d'une personne à la fois de traverser ces tunnels souterrains - et cette même personne n'aurait pas pu mettre le rafiot à mal avec un taux de réussite aussi élevé. Je doute qu'un habitant du système en ait les droits à moins qu'il ait un but précis comme une quête, forçant un atterrissage dans un endroit improbable exactement comme ce bateau. Quant à un joueur, l'apnée éprouvante qu'il faut endurer témoigne d'une compétence [Nage] assez peu répandue, d'une sacrée détermination, ou des deux. Mais pas non plus la tempête. En outre, la coque aurait été bien plus esquintée pour pouvoir passer les couloirs et l'ensemble serait arrivé en morceaux au lue d'une structure complète, bien que fragilisée.

Je dois me rendre à l'évidence: je ne suis probablement pas seul dans cette caverne.

Je lève la tête en direction du pont supérieur puis m'éloigne du dernier tonneau analysé avant de me décider à monter les escaliers. Les marches grincent mais résistent, et je passe à côté de tâches d'humidité apparente sans faire flancher le bois sous mon poids. Seule la cabine du capitaine trône sur ce qui s'improvise comme un balcon, offrant une vue d'ensemble du pont inférieur et des ravages qui l'habitent. Ce panorama me permet également de consulter ma propre position - environ deux mètres cinquante sous le plafond de la grotte, et une main à plat contre mon front comme l'aurait fait la sentinelle de leur équipage, je concentre mes yeux vers un point focal aussi loin que possible, comme si j'essayais désespérément de percer la pénombre.
Rien.
Je n'arrive pas pour autant à me détacher de ce sentiment. Ma vue, mon ouïe, et même ce sixième sens de [Détection] ne m'alertent de rien, et pourtant... Pourquoi avoir créé un contexte pareil, si difficile d'accès, si son existence est vaine? Aurais-je raté un event dont le décor est resté implanté dans l'étage pour les explorateurs retardataires? Fronçant les sourcils en préférant soudain un monstre qu'une situation aussi frustrante, je soupire sans retenue.


Je tourne lentement la tête en direction de la cabine. Peut-être que mes réponses sont là, à l'intérieur. C'est après tout la pièce clé d'un bateau, et outre les trésors emmagasinés, le centre des plus grandes richesses matérielles. Après un tel carnage supposer ne rien y trouver ne serait pas une folie, mais le hublot est intact, la porte fermée, le bois lisse.
Cette salle appelle la curiosité d'un player.
Je me détourne pour de bon de mes contemplations depuis que mon regard a cessé de scruter autre chose que cette porte. Alors, lui faisant face, je me focalise sur mon [Ecoute] avant de faire un pas. De poser précautionneusement la main sur la poignée.
Et de la tourner, dans un geste encore plus délicat...

Refoulant une inspiration d'appréhension, la porte se met à grincer sans alerter une présence tierce. Ma main posée à plat sur le bois reste à sa position, et m'assurant de demeurer seul après quelques secondes d'attente j'entre dans la cabine. Au sol, un fin tapis poudreux empêche le plancher et la carpette de se dévoiler dans le détail, obstrués par le halo scintillant qui en émane, mais apposer ma semelle ne produit rien d'autre qu'une légère soulevée des particules. Mes yeux essayent naturellement de suivre une sorte de piste selon le degré de brillance pour en trouver l'origine, et le dépôt semble provenir d'un flacon en verre partiellement brisé, probablement à cause de son propre poids suite à sa chute de l'étagère.
D'autres de son acabit jonchent les étages, mais je ne prends pas le temps de les détailler avant de tourner la tête vers la source principale de mon attention.

La cabine est bel et bien déserte, à l'exception du capitaine entraîné dans le trépas avec tous les membres de son équipage. Tandis que je détaille rapidement son cadavre, je reste sur place et conserve une distance sécurisante avec le squelette qui, dans son allure, porte les signes d'une mise en scène préméditée avant de se réveiller de son sommeil éternel.
En d'autres termes, un possible Boss.

Mais là encore il ne bouge pas, et je fais un pas supplémentaire tandis que je sens mes épaules relâcher la tension. J'avance en ligne droite comme pour suivre un chemin dissimulé par la poudreuse et m'arrête face à la carte difficilement lisible. Je plisse les sourcils, puis les yeux, et me penche d'un côté puis de l'autre pour libérer la vision d'ensemble des coutelas qui maintiennent bien en place le parchemin contre le mur boisé.
Impossible d'en obtenir quelque chose, à l'exception du repère cardinal que je devine sans trop de mal, en bas à droite.


Mon attention se reporte sur le maître des lieux parfaitement immobile, et je détourne les yeux en esquissant un sourire gauche.

- Je ne suis plus à ça près... Hein?

Je remonte nerveusement mes doigts à ma nuque en me risquant un nouveau coup d'oeil dans la direction du navigateur. Pas de témoins, pas de preuves, pas de conséquences.
Le crime parfait.
Je soupire en approchant de lui, mes pas alourdis par le manque d'éthique de ma conscience.

- Allez, qu'on en finisse!

Je m'arrête juste à côté de la silhouette humanoïde et roule des yeux vers elle avant de scruter plus en détail le bureau étonnamment peu touché par la tempête contrairement à tous les bibelots et les papiers qui devaient sans doute le couvrir avant la dérive. Une main déposée sur sa surface, je tente d'ouvrir les tiroirs un par un à la recherche de quelque chose en particulier. En cas d'échec, il me restera tous ces documents à ausculter.


Je tente piètrement de me remémorer le champ marin laissé pour indice tout à l'heure, espérant trouver de quoi m'en apprendre un peu plus sur cette note griffonnée en possession d'un autre cadavre - avant que je ne le dépouille.

Les confins du meuble recèlent d'objets d'importance variable. Si je n'étais qu'un pilleur de l'épave, je me contenterais avec satisfaction de trouver de la monnaie et même ce joyau brut; mais j'en suis avant tout l'explorateur, et leur intérêt n'est pas imminent pour ma progression, que ce soit dans SAO ou même ici, à l'exception de la Potion de soin lvl2. Etouffant dans mes arrière-pensées ce dédouanement de conscience, je garde l'un des Cols dans la main et le fais tourner entre mes phalanges en commençant peu à peu à me détacher du squelette encore installé juste à côté de moi.
Si j'étais dans un film, alors je devrais rassembler ces trésors pour lever une malédiction ou même les encastrer dans un coffre ou une porte pour ouvrir une salle spéciale, abritant des richesses plus grandes encore. Mais je suis dans un jeu, et Sword Art Online n'attend probablement rien d'aussi fantasque de mes trouvailles que je range en ravalant un soupçon de déception.
Mes doigts se heurtent à la résistance du tiroir central, même après avoir ouvert tous les autres. Soupirant, convaincu, je roule des yeux et lorgne sur la dépouille.


Fouillant d'abord les poches latérales sans succès, j'approche les doigts et tire délicatement sur le manteau richement brodé pour dévoiler les poches intérieures où je ne trouve rien. C'est lorsque j'accède au gilet passablement déchiré que je rencontre la texture métallique dont je m'empare.
Une clé. Finement travaillée dans l'or et parée d'arabesques subtiles - ressemblant étrangement aux enluminures du bureau, autour des poignées comme du cadre. Haussant les épaules je tente d'ouvrir le tiroir qui cède, et je déroule le parchemin qui se trouve à l'intérieur.

- Troisième partie? Mais...

Dans un sursaut, mon regard surpris balaye la pièce et je fronce les sourcils en relisant les lignes. De toute évidence, cette cabine est le dernier lieu où je dois arriver, l'accès au bateau déchu menant aux cales.


Je me redresse pour scruter la fenêtre, la carte effacée, l'étagère et croise les doigts pour étirer mes bras avant de lever une main en direction du défunt.

- Bon. Merci l'ami.

J'avais l'intention de la poser sur son épaule, mais la vision de ses orbites creuses et de sa mâchoire décharnée me dissuade instantanément de forcer un ultime contact dispensable. Et dire que j'avais passablement songé à retirer ses bottes pour les renverser...
Face au visage d'horreur je recule d'un pas, et longe ironiquement le bureau avec précaution jusqu'à la bibliothèque près de la porte d'entrée. Passant en revue les étages un par un sans prêter attention à la fumée couvrant mes chaussures, je finis par sortir et, sans faire un pas de plus, j'observe avec attention le plus grand panorama qu'il m'ait été donné dans ce donjon.
Après tout, j'ai même pris de la hauteur pour accéder au bureau du capitaine.

Mais... Peut-être pas assez.

- ... Hum.

Je plisse les sourcils, les paupières, et remonte lentement le regard. Puis forçant un roleplay puéril, j'enroule mes doigts autour de mon oeil droit pour mimer une longue-vue jusqu'au poste d'observation apparemment délaissé par le vigile peut-être absent du rafiot. Laissant mes bras retomber lentement, mes épaules s'affaissent dès que je me mets à soupirer.

- ... Bien sûr.

Cette nacelle ne peut pas être là comme par hasard. Sinon pourquoi le mât serait-il encore bien en place alors qu'il aurait du se faire emporter par la tempête? Soufflant de mécontentement, j'approche jusqu'aux marches tout en gardant les yeux rivés vers ce qui reste des voiles, le nid-de-pie couronnant le point culminant du bateau.
Pour accéder aux hauteurs les plus hautes, pas le choix.
Je recule à nouveau jusqu'à ce que mon pied placé en arrière touche la porte, me penche en avant, écarte les bras. Puis je cours en direction des déchirures supérieures des voiles et m'accroche à leur support. Assuré de mes muscles capables de soutenir le poids du corps - et des épées - je me balance comme le ferait un trapéziste pour me hisser sur mes jambes.

La vue imprenable que m'offre le mât du pont supérieur, la tête quasi à l'envers, me questionne malgré moi sur le nombre de HP que je pourrais perdre en cas de chute. Mais ne me donne heureusement pas envie de m'éterniser ni sur la vision, ni sur mes suppositions malvenues.

Enchaînant les figures de cirque, je tends les mains horizontalement pour gagner l'équilibre d'un funambule et j'approche la nacelle jusqu'à bondir, une fois à une distance raisonnable. Sans mon [Acrobatie] exploitée à bien des occasions, je me serais manifestement écrasé au sol à plusieurs reprises dans ces tentatives - si tant est que je sois parvenu à atteindre les voiles.
Félicitant mentalement la décision de monter cette compétence, j'observe plus calmement les décombres en retenant derrière les dents un soufflement d'admiration. Puis je baisse les yeux et m'accroupis près du sol - soit à plusieurs dizaines de mètres d'altitude.